Quelques réussites...

La rédaction d'une nouvelle fantastique n'a rien en soi de très facile. C'est un exercice que j'ai demandé à mes élèves pour la première fois à l'hiver 2005 et parmi les quelque 110 textes que j'ai eu le plaisir de corriger, quelques-uns me semblaient sortir de la masse. En raison du succès de cette activité et de son apport pédagogique, j'ai décidé de réitérer l'expérience à l'automne 2005, et je souhaite reprendre l'expérience de session en session.

Je transcris donc ici les nouvelles fantastiques originales qui me sont apparues réussies pour diverses raisons, que j'explique en amorce de chaque oeuvre. Mes élèves des sessions à venir pourront s'en inspirer -- puisqu'ils devront, eux aussi, s'adonner à la rédaction d'une nouvelle fantastique. D'autres visiteurs auront, pour leur part, le loisir d'entretenir avec ces textes une simple relation de lecture platonique, sans engagement autre que le plaisir de découvrir que certains élèves sont doués.

STEVE LAFLAMME, Département de français


TABLE DES MATIÈRES

Hiver 2005

- « Scaphandre » (Maryse Ouellet)

- « Mortero Valero 50 mm » (Philippe Boulanger)

- « Minuit » (Marie-Ève Boutin)

- Sans titre (Laurence Côté)

- Sans titre (Vincent Gauthier)

 

Automne 2005

- « Réminiscences » (Éloïse-Isabelle Meunier)

- « Syndrome de la page noire » (Patricia-Christine Kirouac)

- « Irrévocable retour au bercail » (Justine Galarneau-Girard)

- « La boîte noire » (Martin Vaillancourt)

 

Hiver 2006

- « Un monde parallèle » (Marie-Hélène Carrier)

- « Reflet de glace » (Stéphanie Dupras)

- « La rébellion de la droite (Camille Fruteau de Laclos)

- « La chambre noire » (Marie-Ève Gagnon-Castonguay)

- « Dorian Wilde » (Sarah Jacob-Wagner)

- « Une nuit encore » (Guillaume Lavoie)

- « La punition » (Francis Nolan-Poupart)

- « Un si beau bébé » (Marilou Perron)

- « Démence extralucide » (Édith Tardif-Paulin)

 

 

Automne 2006

- « Sous l'emprise de la peur » (Alexandre Bernier)

- « Salvia » (Renaud Blais)

- « Divinorum » (Kévin Bouchard)

- « Ravages houleux » (Emmanuelle Jobidon)

- « L'imperceptible réflexion » (Olivier Leclair)

- « L'héritage inavoué » (Vincent Lizotte)

- « L'ombre de moi-même » (Frédérique Rivard-Parent)

- « L'eau éternelle » (Guillaume St-Laurent)

 Automne 2007

- « Prémonition » (Anne-Audrey Boissonneault)

- « Pas classique » (Virginie Chagnon)

- « Les âmes de pierre » (Raphaëlle Delisle)

- « La vieille maison aux chênes » (Myriam Desbiens)

- « Le marais » (Sabrina Fontaine Poulin)

- « De l'autre côté » (Marc-André Gardner)

- « Les Lamentations » (Charlène Laliberté)

- « Nous étions vendredi... » (Louis Verreault-Julien)

 

Hiver 2008

- « saisir le titre de l'article ici » (Caroline Bernard)

- « L'inconnu est à nos portes » (Dave Gaignard)

- « Evanescere » (Julien Roy-Talbot)

 

Automne 2008

- « Regarde, c'est Pierre... » (Olivier Camirand)

- « Regard perçant » (Hubert Cartier)

- « 12 heures » (Maxime Deshayes)

- « Treize moins dix égale trois » (Sylvain Gingras-Demers)

- « Graves messages » (Michel Gosselin-Delage)

- « Je me suis fait voler » (Sophie Lévesque)

- « Perte de temps » (Catherine Morin)

- « Le huit mort » (Marilyne Thibault)



HIVER 2005

 

 

 

« Scaphandre »

Ce texte fut le meilleur de la cuvée d'hiver 2005 de mes groupes de Littérature québécoise. La qualité principale de cette nouvelle est, bien entendu, sa littérarité -- comme quoi il est possible de marier fantastique et qualité littéraire. L'auteure de ce récit récupère un vieux thème (que je ne révélerai pas avant que vous n'ayez lu le texte...) et c'est le traitement de ce thème qui fait l'originalité et la qualité de la nouvelle.

Mon corps s'inscrit sur le plancher comme s'il en avait toujours fait partie. Même le chat marche sur mon dos. Je cuis comme un oeuf sur le plat, Montréal brûle, ne reste que le plancher encore frais sur la peau. Je suis étourdi. Je ferme les yeux. C'est sûrement les escargots : le beurre à l'ail, ça me donne une indigestion, inévitablement. Tout d'un coup, je n'en peux plus. J'étouffe. J'entreprends alors de me diriger vers la salle de bain.

La route est longue, je dois m'appuyer sans cesse pour ne pas tomber tandis que je monte les escaliers. Je ne sens pas le chat me glisser entre les jambes. Finalement, j'atteins la douche. Je ressemble à un condamné dans le désert, j'ai un noyau dans la gorge. Je serais incapable de parler, même si je le voulais. J'entre enfin dans la douche. Nul besoin de me dévêtir, je suis déjà nu. Ma main glisse sur le robinet, qui s'entête à me résister. Je m'y agrippe, je force : rien à faire, tout indique qu'il est coincé. Mon échec rend la chaleur encore plus cuisante et si j'avais des larmes, je ne pourrais m'empêcher de pleurer. Mais souffrir est trop fatiguant. Il faut rester positif. Et puis, d'ailleurs, d'où me provient cette souffrance ? Pourquoi tout me semble si pénible ? Je songe à Clara et j'ai envie de sangloter. Certes, elle est en sûreté dans son édifice, climatisé, du reste. C'est ridicule, je ne me reconnais plus. Décidément, la chaleur me monte à la tête. Et à celle du chat aussi, qui rôde autour de moi d'une manière inhabituelle.

Une feuille vient se plaquer contre la fenêtre de la salle de bain : il vente. Non seulement vente-t-il, mais il pleut. Je ne m'étais même pas rendu compte que le temps s'assombrissait. En bas, je m'en souviens, la porte donnant sur le balcon est demeurée ouverte. Je descends, je vole, presque : il pleut ! Je ne sens plus mes pieds me porter, j'arrive à la porte, sors sans prendre le temps de la refermer derrière moi. L'eau glisse sur mes joues, mes bras, mon torse, mes jambes. Une fois encore, mes émotions m'apparaissent disproportionnées, mais je m'y abandonne néanmoins, trop heureux de savourer cet état de jouissance primitif. Quelque chose, une présence, se fait soudain sentir, derrière moi... Le chat s'avance presque à l'extérieur, curieux, malgré la pluie. C'est seulement alors qu'il me vient à l'esprit que je suis nu, complètement, au vu et au su de tous. Je rentre donc, précipitamment.

C'est à ce moment qu'elle arrive. Son manteau donne l'impression de s'étirer jusqu'à terre et je crois qu'elle va tomber, comme si l'eau ruisselant à la surface du vêtement était trop lourde pour ses maigres épaules. Maigres, oui : je ne l'ai jamais vue aussi chétive, et blême aussi, un fantôme. D'ailleurs, depuis combien de temps ne l'ai-je pas vue ? N'est-ce pas ce matin, la dernière fois ? Ce matin me paraît si lointain, je ne me souviens même pas de m'être réveillé à ses côtés. L'indigestion, peut-être, affecte ma mémoire, pensé-je.

Les cheveux de Clara lui collent au visage et, toutefois, elle ne se recoiffe pas. Elle avance d'un pas que je ne lui connais pas, comme une automate, jusqu'à la table de cuisine. Elle s'affale sur une chaise et fond en larmes. À ce moment, je consate qu'elle ne m'a pas regardé. Elle ne m'a pas regardé parce qu'elle ne m'a pas aperçu. Je prends soudainement conscience de ma prison, de cette paroi invisible qui m'enveloppe, de cette cage d'une nature indéfinissable qui m'entoure, aussi serrée qu'un scaphandre. Je suis comme en apnée, dans un univers qui est le mien sans l'être et, coffré dans ma bulle, je suis spectateur de la déconstruction de ce qui a été ma vie, mon amour.

Je remarque les cartes de voeux, éparses sur la table de salon, seulement quand elle les ramasse, brusquement, pour les jeter à la poubelle, après quoi, elle monte à la chambre. Je la suis. L'espace d'un instant, elle se regarde dans le miroir et il ne me faut que ces quelques secondes pour tout comprendre : je suis devant elle, entre la glace et son corps, mais le reflet ne renvoie qu'une image : la sienne.

MARYSE OUELLET, avril 2005

 


« Mortero Valero 50 mm »

Ce que j'ai apprécié de ce texte, c'est d'abord et avant tout le ton employé par l'auteur, à qui j'ai suggéré de lire Charles Bukowski et Bret Easton Ellis. L'histoire ressemble à une mini fusion du roman I Am Legend de Richard Matheson ou du film britannique 28 Days Later et d'un scénario de Quentin Tarantino.

Ça fait quatre jours que j'ai pas dormi. Quatre jours que ça pue le sang. Quatre jours depuis que me suis réveillé avec Marie-Jeanne morte à mes côtés.

Il n'y a rien de tel pour vous sortir des limbes efficacement que de réaliser que vous avez dormi pendant six heures avec un cadavre au crâne explosé qui vous tient par la main. Même après avoir avalé tous les comprimés de somnifère d'une pharmacie, vous ne serez pas capable de fermer l'oeil.


Je m'appelle Milet Mortimer, j'ai trente-six ans, les cheveux bruns, et j'ai un Mortero Valero 50 mm au fond de la gorge.

Je ne suis pas du genre romantique : j'ai aimé Marie-Jeanne le temps d'une nuit, peut-être deux. C'est pas pour elle que je mets tout à l'envers. Mais depuis cette nuit-là, c'est pas seulement elle qui est morte, mais l'humanité entière. Si c'est pas le cas, ce sont mes somnifères qui me brûlent le cerveau et me donnent de mauvaises pensées.

Vous connaissez l'impression que vous avez quand vous parlez à une personne qui est distraite ? Elle tient encore debout, mais on dirait qu'elle n'a plus de vie en elle, comme une gigantesque poupée de cire. Depuis jeudi dernier, tous ceux que j'ai croisés étaient comme ça. Passez quatre jours à marcher à travers des cadavres ambulants et on comparera nos solutions pour leur échapper.

J'ai la chemise encore pleine de sang.

Une affaire du genre, ça vous bouleverse. Au début, vous vous remettez en question, puis ce sont les autres que vous passez à la loupe. Vous faites des expériences : quand communiquer avec ces pantins est encore possible, quand vous les voyez bouger mais qu'aucun contact ne vous donne l'impression d'être devant un être vivant, vous tentez autre chose. Moi, j'ai utilisé le Mortero Valero 50 mm ; pour vous, ce sera peut-être autre chose. Reste que si malgré le meurtre public d'une dizaine d'innocents, malgré leurs cris, malgré la panique générale et les sirènes de police, malgré toutes ces réactions pourtant humaines, vous avez encore l'impression d'être seul sur terre, vous allez commencer à trouver la blague moins drôle.

Évidemment, après de telles expérimentations, il faut fuir car, s'il n'y a en apparence plus de vie en eux, c'est pas pour autant que vous pourrez vous sortir d'une tuerie sans la police au cul.

En plein milieu d'une forêt, dans la solitude de la nature, on a le temps de philosopher un peu avec soi-même. Même la forêt semble n'être qu'une photo couleur qui me rejette. Même ici, l'odeur de sang m'a suivi.

Je sais pas ce qui s'est passé depuis l'assassinat de Marie-Jeanne, et je suis pas du genre à croire aux histoires de fantômes mais, après quatre jours à vivre dans ce théâtre macabre, vous finissez par revenir au point de départ pour douter de vous-même une fois de plus. Autant de somnifères qui n'affectent pas votre sommeil doivent bien faire effet ailleurs ; et se réveiller avec un cadavre dans les bras, ça peut vous ébranler un peu ; et cette odeur de sang qui vous colle à la peau partout et tout le temps... Mais vous avez vu tellement de films d'horreur et votre imagination est tellement efficace que vous parvenez à y croire un peu.

Entre avoir foi en votre raison ou en votre interprétation de la réalité, le plus simple est d'éliminer la source commune des deux questions.

Entre une vie de fou ou une vie de solitaire, je choisis le Mortero Valero 50 mm.

 

PHILIPPE BOULANGER, avril 2005


« Minuit »

 

J'ai choisi ce texte parce qu'il est probablement celui dans lequel on retrouve le plus grand nombre de significations cachées, du point de vue sémantique -- dans le choix de certains mots, de certains gestes, de certains épisodes. Bien que du point de vue stylistique ce texte ne témoigne pas d'autant d'adresse que les trois autres, il s'agit du plus intéressant et du mieux réfléchi, du point de vue thématique.

Paulo Paul est un homme comme les autres : il a ses routines quotidiennes, il travaille fort pour gagner sa vie, il aime les belles journées d'été. Il est âgé de trente-cinq ans, il est chauffeur d'autobus et aime profiter de la vie.

Ce matin-là, par cette journée comme les autres, le facteur a apporté un colis à Paulo Paul à l'intérieur duquel se trouvait une montre indiquant les quinze heures restantes [d'un compte à rebours]. Ces quinze heures [mènent] donc à minuit ce soir... mais quinze heures avant quoi ? Peut-être un ami veut-il lui faire une surprise ? Bizarre tout de même comme manière de s'annoncer.

Comme à tous les matins, Paulo va se chercher un café et un croissant au petit restaurant du coin.

- Bonjour, monsieur Paul, tout va bien ?, lui demande la serveuse.

- Oui, merci. Ce sera la même chose que d'habitude.

La serveuse se retourne donc pour lui donner son café, mais l'échappe. Paulo a à peine le temps de réaliser ce qui se passe qu'il a déjà rattrapé son breuvage.

- Quels réflexes aujourd'hui !
Quelqu'un qui aurait su ce qui allait se produire n'aurait pas mieux fait que vous, commente la serveuse.

- Vous savez, madame,
le cerveau enregistre les informations avant même que l'être humain ne les perçoive. Les réflexes sont donc des conséquences très rapides de l'information qui se rend au cerveau.

­Malgré ses explications, Paulo s'étonne lui-même d'avoir été aussi rapide.

Après le déjeuner, il n'y a rien de mieux qu'une marche pour apprécier les vacances
qui lui semblent avoir débuté il y a une éternité. En fait, chauffeur d'autobus peut paraître être un métier facile, mais ce peut être ennuyant de toujours recommencer les mêmes trajets jour après jour. Paulo repense tout à coup à l'objet de ce matin. Le temps... quelle notion fluide et difficile à comprendre. Une chose est certaine : quelqu'un ou quelque chose l'attendra ce soir à minuit. [Les récents] événements s'embrouillent dans [son esprit]. Serait-ce quelqu'un qui veut lui jouer un tour ? Serait-ce une erreur ? Puisqu'il n'y a pas d'adresse de retour sur le colis, c'est peut-être une blague. Il n'en reste pas moins que cet humour aura fait réfléchir Paulo puisqu'il ne s'est pas rendu compte qu'il est déjà dix-sept heures. Plus que sept heures à se questionner et la réponse viendra d'elle-même.

À ce moment, Lili passe dans la rue et sort Paulo Paul de ses pensées.

- Salut, ça va ?, demande-t-elle.

- Oui. Et toi, quoi de neuf ?

- Je viens d'avoir un petit chaton et il est vraiment mignon.

-
Encore ? Il me semble que tu viens de t'en acheter un.

- Non, pas du tout.

- Alors peut-être ai-je confondu ton histoire avec celle de quelqu'un d'autre... Pourtant...

- Ah, ce n'est pas dramatique, tu sais. Viens donc chez moi, nous pourrons continuer à bavarder !

Paulo se rend chez Lili, où il rencontre le chaton. Il est magnifique. Il est tout noir, à l'exception de ses pattes blanches, et il fixe le nouvel arrivé avec ses grands yeux verts. Paulo a l'étrange impression d'avoir déjà vu cet animal. Il lui semble tout à coup si familier... C'est étrange : le félin, habituellement rétif aux câlins des étrangers, se laisse prendre par cet homme, ce qui le trouble un peu. Mais les chats se ressemblent tous, selon Paulo : si quelqu'un est familier avec l'un d'eux, il aura plus de facilité à se familiariser avec un autre. De plus, il arrive souvent que la communication entre un animal et un homme passe mieux qu'avec un autre homme. C'est comme l'amitié et l'amour :
certaines personnes s'entendent bien dès le début de leur relation et semblent déjà se connaître tellement elles se ressemblent.

Après cette soirée étrange, Paulo se décide à repartir en voiture, vers vingt-trois heures trente, afin d'être rentré chez lui pour la surprise.
Ayant peur d'arriver en retard, il décide de prendre l'autoroute pour sauver les quelques minutes qui feront la différence entre [arriver aujourd'hui ou arriver demain]. Juste avant de prendre la sortie qui le mène chez lui, Paulo Paul voit des lumières arrivant vers lui à toute vitesse en sens inverse...

Au loin, on entend des cloches sonnant les douze coups de minuit...


Ce matin, par cette journée comme les autres, le facteur a apporté un colis à Paulo Paul à l'intérieur duquel se trouvait une montre indiquant les quinze heures restantes d'un compte à rebours. Ces quinze heures mènent donc à minuit ce soir... Peut-être un ami veut-il lui faire une surprise ? Bizarre tout de même comme manière de s'annoncer...

 

MARIE-ÈVE BOUTIN, avril 2005

 

 


Sans titre

Voici un beau texte, du point de vue stylistique : très poétique, il est pourvu de descriptions habiles, savoureuses. Quand on le voit poindre, le surnaturel de ce récit fait penser au roman La mémoire du lac de Joël Champetier -- surtout quand on considère la place de la nature et l'allusion aux traditions amérindiennes qu'y fait intervenir l'auteure...

 

Ça sentait bon l'épinette et la terre humide. Une brise légère faisait valser la cime des trembles, tandis que les buissons près de l'eau se contentaient d'un timide tremblement. L'air chaud et lourd lui pénétrait les poumons et avait la sensation d'une caresse apaisante. Dans sa main, moins lisse qu'autrefois, il tenait une infusion plutôt tiède de thé du Labrador que l'on trouvait près du barrage des castors. Il se souvenait de la description que faisait la Flore laurentienne de cette plante indigène : « stupéfiant léger utilisé par les femmes autochtones au moment de la délivrance ». Il n'hésitait pas, malgré les recommandations du frère Marie-Victorin, à ajouter quelques gouttes de London Gin à la décoction. Si les femmes autochtones en avaient eu sous la main, elles en auraient probablement fait tout autant, se disait-il parfois. Il avait aussi emporté ce vieux phonographe, qui jouait sans relâche les années « be-bop ». Alors que Louis Armstrong chantait à ce moment précis « What a Wonderful World », il avait pour sa part bien du mal à se convaincre de la beauté du monde.

 

Cette nuit, seul au chalet où il n'avait pas mis les pieds depuis des années, le plongeait dans des souvenirs qui avaient le goût amer des cauchemars. Malgré tout, il y avait bien eu quelques moments heureux : l'époque où la pêche dans les eaux généreuses du petit lac lui avaient valu le titre du pêcheur de l'année, sans compter les lièvres un peu naïfs qui se prenaient dans les pièges installés autour du lac et se transformaient, décembre venu, en terrines savoureuses. Bien que les années aient passé, il ne pouvait chasser de son esprit cet automne de 1965 où une chasse à l'orignal aurait bien pu lui faire rencontrer saint Pierre plus tôt qu'il ne l'aurait cru. Une maladresse alors qu'il manipulait sa carabine avait fait pénétrer une balle dans sa cuisse droite et avait provoqué une hémorragie abondante. Au moment même où il songeait à ces événements, il effleurait sa cuisse chétive, son muscle grugé et son fémur miraculeusement épargné. Il se rappelait que quelque temps après cet accident, alors que novembre s'était bien installé, il avait fait une visite au lac. La glace trop mince n'avait pas empêché cette fillette aux pommettes saillantes de chausser ses patins blancs qui avaient l'odeur du cuir neuf. Alors qu'elle esquissait des pas de ballerine, la glace se rompit sous ses lames et elle ne put sortir de l'eau, [la croûte] cédant sous son poids chaque fois qu'elle tentait de se relever.

 

Au moment où cette vision traversait son esprit, il sentait tout son être emporté par un chagrin trop lourd et il ne pouvait réprimer les larmes salées qui suivaient les routes creusées par le temps sur son visage.

 

Puis, alors que le temps semblait s'être arrêté, une violente bourrasque le tira de son état songeur. Dans l'espace de quelques secondes, les feuilles des érables se mirent à rougir et tombèrent sur le sol couvert de frimas. Les quenouilles à l'allure fière et droite s'étaient évanouies dans la tourbière. Les chorales de grenouilles et les symphonies de criquets avaient fait place au sifflement du vent qui fuyait entre les branches dénudées des hêtres. Les baies chaudes et sucrées qui faisaient le bonheur des mésanges s'étaient ratatinées et leur suc violent s'était évaporé. L'eau du lac, [sur laquelle] de petites vagues oscillaient au rythme des chorégraphies des truites mouchetées, s'était transformée en une étendue parfaitement lisse et figée.

 

Il ne pouvait croire au spectacle que la nature déchaînée lui offrait en accéléré. Il était là, en face du lac, ses pleurs avaient cessé. Il était littéralement pétrifié et prisonnier de ce récit de Saint-Exupéry [dans lequel] le temps défie les lois du temps. Il reprenait peu à peu conscience de son corps et sentait à nouveau son sang irriguer ses membres.

 

Cette scène lui était douloureusement familière. Il s'approcha tout de même du lac, comme mu malgré lui. Il avançait lentement, ralenti à la fois par la crainte et par sa blessure de chasse.

 

Chaque pas de plus confirmait ce qu'il ne voulait pas voir. La glace trop mince n'avait pas empêché cette fillette aux pommettes saillantes de chausser ses patins blancs qui avaient l'odeur du cuir neuf. Alors qu'elle esquissait des pas de ballerine, la glace se rompit sous ses lames. Il se précipita vers elle, mais sa jambe droite ne pouvant supporter le poids de sa démarche, il ne pouvait compter que sur la gauche. Partout autour du lac entouré de montagnes qui lui conférait une acoustique digne de l'Acropole, on entendait la fillette hurler : « Sauve-moi, papa, sauve-moi ! »

 

Arrivé près de la glace rompue, il devait se rendre à l'évidence : les eaux profondes du lac lui avaient pris son enfant, la chair de sa chair. Agenouillé sur le miroir que formait la glace, il y distinguait les traits durs de l'homme désespéré qu'il était devenu. Bien sûr qu'il ne voulait pas mourir, mais il savait bien que pas même le temps ne viendrait à bout de son chagrin. Il bascula son corps vers le trou, sa tête pénétra dans le lac et son corps fatigué fit de même.

LAURENCE CÔTÉ, avril 2005


Sans titre (2)

Voici un texte doté d'une extraordinaire maturité littéraire, malgré le fait que son auteur n'en ait été encore qu'à son premier cours de français (601-101-04) au moment de la rédaction ! L'histoire est, somme toute, presque banale -- non pas du point de vue thématique, puisqu'il y est question subtilement de combustion spontanée, un thème rarement abordé, mais bien du point de vue de l'intrigue : peu d'événements surviennent dans ce récit. En ce sens, c'est la description poétique des sensations qui fait la grande force de ce texte plus introspectif qu'actif.

 

La vitesse fait de moi un silence. Le soleil surchauffant, le rideau rocheux qui défile à une allure qui me rappelle l'immobilité tellement elle est confortable. Je me trouve à cet instant magique qui [se situe] entre le déclenchement de la cause et l'arrivée de la conséquence. Ce moment où tout semble plus lent, facile.

 

Cet endroit, je l'avais longtemps rêvé. Me préparant à cette descente sans relâche, j'en avais parlé à tout le monde. Elle [est] là devant moi, à m'attendre, la piste parfaite, créant en moi ce sentiment que doit avoir le croyant lorsqu'il rencontre son dieu. Je sens tout mon être battre dans mes tempes, battant la mesure de mon anxiété avec un code que je comprends sans problème : danger. Ce mot, j'aime le murmurer, quand je vois ces sillons dans lesquels je joue mon univers, lignes gravées das la paroi me rappelant à la terre. Et c'est là que je donne la petite poussée me séparant du sol, sentant déjà rouler mon fier engin, m'attirant vers mon sort, ma chute libre. C'est l'étape suivante, l'ultime épreuve. Ce vélo deviendra celui d'un exploit, la seule monture à être passée par là. Je vais connaître ce que la montagne désire faire de moi.

 

J'y suis, l'air hébété sans doute, subjugué par l'ampleur de l'entreprise dans aquelle je suis lancé, en totale cohésion avec le milieu. Sans pouvoir y croire, je fais partie de l'événement, mes pensées sont toutes dirigées vers cette puissance qui anime l'instant présent. Un sentiment de doute se met alors à occuper mon esprit. Comme si mon être se déchirait. Je suis un élément du décor. Je me vois dépossédé de tout ce qui n'a pas de lien avec cette scène. Comme si le reste, se sentant inutile, s'était volatilisé d'un coup pour laisser place à une seule chse : la concentration, le calcul constant qui doit se faire pour que je puisse le vivre.

 

Tout est si intense, une chaleur étrange m'habite, chaleur qui s'intensifie à mesure que j'accélère. Chaleur qui devient insupportable, paniquante. Puis elle dépasse les limites et se met à dégager une lumière opaque. Ce flot lumineux jaillit de mes jambes, là où la chaleur se fait la plus aiguë, prenant ma vue en otage. Sans plus voir, je garde le contrôle, me fiant à l'instinct, me doutant de ce qui vient de se produire, même si c'est totalement impossible. Mon vélo s'est soudé à moi ou l'inverse. Je délire, je suis sans doute mort.

 

Elle persiste. Cette impression de vitesse implique mon existence. Je me mets soudain à retrouver la vue. Ce n'est pas celle que j'ai perdue, c'en est une autre. Je peux voir tout mon trajet et les montagnes environnantes, mais il manque quelque chose dans le tableau : moi. J'ai beau regarder dans toutes les directions, aucune trace de mon corps. Porté disparu, je n'apprécie guère l'impression meublant ma conscience. Je sens la vitesse, mais ne bouge pas. Je suis partout à la fois. Immobile. La peur qui m'a gagné depuis longtemps réussit quand même à s'intensifier. Je suis prisonnier de ce que j'ai recherché avidement. J'ai consacré mon existence à une éphémère cause qui est devenue mon éternité.

 

Je m'étais trompé, le changement reprend, mes pensées s'estompent une après l'autre pour faire place à des coordonnées, à des trajectoires, à des formules et à des courbes. Je ne suis plus humain, j'ai pris corps dans une descente, elle a pris toute la place. À un point tel que vient le moment où j'arrête de penser.

VINCENT GAUTHIER, avril 2005


AUTOMNE 2005

Voici quelques-uns des meilleures nouvelles fantastiques de la session d'automne 2005.

 

« Réminiscences »

 

Voici un texte très bien écrit, très littéraire et très poétique, qui se mérite la première place en raison de son caractère évanescent et de l'originalité du thème.

 

Québec, août 1995

    Vertige. Tout est noir, ou plutôt il y a beaucoup trop de lumière pour y voir clair. Je suis aveuglée. Noir. Je n’y vois rien. Mes yeux sont peut-être fermés ou encore il s’agit d’un refus de regarder la réalité en face. Je n’en sais trop rien et à vrai dire, il me semble que je n’ai plus la force ni le contrôle de rationaliser mes délires mentaux. Devant moi, des cris, du feu, trop de feu. J’ai atrocement chaud, soif, soif, chaud. Puis il y a Lui. Je ne le connais pas, mais son visage m’est étrangement familier. Il me fixe et je suis incapable d’éloigner mon regard du sien. Je suis engourdie. Je n’ai plus de contrôle sur mon corps et j’ai l’angoissante impression de tomber en léthargie. Un bruit sourd, probablement dû aux explosions de l’accident, me fait sortir de ma torpeur. Je baisse la tête et jette un regard sur mon corps. Je suis sale, nue et sale. J’ai toujours eu une personnalité étrange, je crois.  Je me nomme Etaf. J’ai oublié si mon nom a toujours été ainsi.

    Je suis cause et conséquence. Valeur nécessaire de la limite et de la forme. Je suis composante ultime de la réalité.

Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, août 2005, 2005 août

     Comprendre. Comprendre ce qui s’est passé cette nuit-là. Cette nuit-là depuis, il n’y a plus de connexion entre mon corps et ma raison, voire avec la réalité. Je ne connais pas le comment, ni le pourquoi, ni le comment de ma venue en cette terre. J’erre, je déambule. Sans but, je marche. Tous mes sens se jouent de moi. Il n’y a aucune connexion possible entre mon esprit et mon corps. Je ne contrôle plus mes allées et venues. Des événements anormaux se produisent sous mes yeux et viennent brouiller mon esprit.

   Eau - Contre ma propre volonté, j’entre doucement dans la rivière. L’eau submerge tranquillement mes jambes, mon ventre, ma nuque. Bientôt, mon corps entier est noyé dans cette eau cristalline. Mes cheveux flottent à la surface. L’eau est horriblement glacée et je ne peux plus avancer, ni même bouger. Je sens peu à peu la panique m’envahir. J’essaie tant bien que mal de me débattre, mais je n’arrive pas à sentir si mon corps bouge. La réalité me semble un concept lointain. Je me sens faible, faible… Soudain, en une fraction de seconde, je me retrouve debout sur le bord de la rive. Je suis nue. Je regarde autour de moi et je ressens l’étrange effet d’un souvenir. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce moment. Réminiscence… J’ai froid, beaucoup trop froid. De l’autre côté de la rive, Il est encore là et Il me fixe. J’ai atrocement mal à la tête pendant une fraction de seconde, une douleur intense.  La température nordique de ma baignade doit en être la cause. Mon crâne se serre comme un étau. Vertige.

    Terre - Lentement, je reprends mes esprits. Je suis seule. Je m’adosse contre un arbre et je fixe le sol. Je peux sentir son humidité et sa douce texture contre ma peau. Une secousse se fait alors ressentir contre mon dos et me fait brusquement sortir de mes pensées. Par une force inconnue, je me sens subitement déplacée à l’avant de l’arbre et je sens ma tête se relever en direction du feuillage de l’arbre. D’un seul coup, toutes les feuilles s’envolent dans les airs comme des oiseaux apeurés. Les centaines de feuilles semblent rester suspendues, accrochées au ciel quelques instants, pour suspendre le temps. Rapidement, elles retombent au sol, comme attirées par un puissant aimant. Dans ma tête, j’ai des visions de ce phénomène, du même moment, un souvenir irréel. Je n’arrive pas à trouver d’explication à ces événements, je n’y comprends rien. Je suis épuisée, j’ai froid. Pour se moquer de moi, Il est là , au pied du grand arbre dénudé et se met à creuser rageusement des trous dans le sol et à enterrer les nombreuses feuilles envolées de l’arbre. Je recule, je m’éloigne, je dois fuir… L’étau se resserre. Vertige.

    Air - La scène, le paysage disparaît alors devant moi. Ai-je tout imaginé ? Tous les événements qui se déroulent devant mes yeux me semblent être des souvenirs dont je n’ai pas conscience de l’origine. Je ne comprends plus ce qui m’arrive. L’air devient dense et il m’empêche d’avancer. Je tente désespérément de prendre de grandes bouffées d’air mais mes poumons se compriment à l’intérieur de ma cage thoracique. L’air devient de plus en plus dense, comme une épaisse fumée. Je ne peux plus respirer. Vertige.

    Feu - On me tient le bras. Il me tient le bras. Je me sens attirée à toute vitesse vers un endroit inconnu, enfin, il me semble. Mes orteils frôlent le sol et la friction me brûle alors intensément le bout des pieds. Il y a Lui. Puis j’ai atrocement chaud, soif, soif, chaud. Devant moi, des cris, du feu, trop de feu. Je n’en sais trop rien et à vrai dire, il me semble que je n’ai plus la force, ni le contrôle de rationaliser mes délires mentaux. Mes yeux sont peut-être fermés ou encore il s’agit d’un refus de regarder la réalité en face. Je n’y vois rien. Noir. Je suis aveuglée. Tout est noir, ou plutôt il y a beaucoup trop de lumière pour y voir clair. Vertige.

    Je suis cause et conséquence. Valeur nécessaire de la limite et de la forme. Je suis composante ultime de la réalité. Je suis le chaos.

 

ÉLOÏSE-ISABELLE MEUNIER, octobre 2005


« Syndrome de la page noire »

Le texte suivant emprunte un procédé que Jean-Jacques Pelletier préconise dans L'homme à qui il poussait des bouches : l'emploi du conditionnel comme temps de verbe dominant. Le thème est bien développé dans ce texte qui est aussi très bien écrit.

 

Il y en a qui craignent la page blanche.

 


Certains chez qui c’est la panne sèche, le néant total dès qu’ils sont forcés d’écrire.

C’est qu’ils ne connaissent pas le syndrome de la page noire.


Imaginez une personne…

 


Elle se lèverait un matin, encore épuisée des efforts qu’elle aurait mis la veille sur la rédaction d’un texte pour un cours. Depuis une semaine, aucune idée ne lui serait venue, le vide total. Elle déciderait donc, ce matin-là, de se remettre à la tâche, dans l’espoir qu’un souffle créateur lui murmure à l’oreille une idée. Bien assise devant la page blanche, crayon à l'affût…

 


Toujours rien !

« Et puis merde ! », se dirait-elle. « Je vais aller prendre une douche, peut-être que ça me calmera. »

Elle laisserait donc tomber les armes pour un moment, dans l’espoir de revenir plus forte…

Le jet d’eau chaude lui ferait du bien. Malgré le fait qu’elle se serait frappé la tête sur la pomme de douche en entrant, puis qu’elle se serait ensuite échappé le savon sur le petit orteil droit, elle se calmerait peu à peu. Sa respiration se ferait plus lente et elle commencerait à se dire qu’elle finirait bien par trouver son inspiration, que sa page ne pourrait pas rester blanche éternellement.

Après s’être séchée et vêtue, elle se rassiérait à son bureau, devant la page blanche, en poussant un profond soupir de lassitude.

À sa grande surprise, la page ne serait plus blanche.

 


Étonnée, elle commencerait à lire. Trois lignes de texte plutôt simples.

Elle ne comprendrait pas. Noir sur blanc, il serait écrit :
À bout de nerfs, vous décidez d’aller prendre une douche. Vous vous frappez la tête sur la pomme de douche pour ensuite échapper votre savon sur votre petit orteil droit, mais malgré tout, le jet d’eau chaude vous fait immensément de bien.

Troublée, elle hésiterait à lire plus loin.

 


« Ça doit être mon frère qui me joue des tours. », supposerait-elle, « Il a dû m’entendre crier lorsque je me suis frappé la tête… »

Puis elle irait le lui demander. Il lui répondrait quelque chose d’assez flou, ses bribes de phrases étant entrecoupées par plusieurs exclamations dues à l’excitation que lui procurerait son nouveau jeu vidéo, mais bon, en clair, il jurerait ne pas avoir bougé de son siège. Il lui demanderait, énervé, de le laisser jouer en paix.

Elle retournerait vers sa table de travail, anxieuse. Qui donc aurait pu écrire ces phrases ?

 


Elle remarquerait alors qu’autre chose se serait ajouté à la suite des lignes déjà présentes.

Vous marchez jusqu’à la salle d’ordinateur, où vous trouvez votre frère. Celui-ci est absorbé par son jeu et il n’est que très peu enclin à répondre à vos interrogations.

Le sentiment d’angoisse qui l’aurait envahie quelques minutes plus tôt s’intensifierait. Personne d’autre n’aurait pu écrire ces mots, sinon elle ou son frère. Un intrus serait-il entré dans la maison à son insu ? Son rythme cardiaque augmenterait à cette idée, tous ses sens seraient à l’affût du moindre signe d’une présence indésirable.

À cet instant, la sonnerie du téléphone retentirait. Elle sursauterait, surprise par le bruit, puis décrocherait le combiné. Une de ces fameuses agences de vente par téléphone. Elle n’écouterait que d’une seule oreille, encore absorbée par son problème de page blanche soudainement devenue noire…

 


Soudain, elle poserait les yeux sur la feuille et un sentiment d’horreur s’emparerait d’elle.
Une suite de lettres. Des lettres qui formeraient des mots, ces mots s’assemblant en phrases.  Lesquelles s’étaleraient en lignes successives et qui, par un effet d’optique équivoque, paraîtraient de plus en plus écrasées vers le bas de la page.

 


Elle hésiterait à comprendre ce qui se déroulerait malgré tout sous ses yeux.

 


Ce serait impossible ! Totalement contre nature !

 


Pourtant, ce serait là, écrit noir sur blanc. Chaque phrase, chaque soupir de cette conversation téléphonique serait retranscrit sur la page au fur et à mesure que le sens des mots atteindrait l’esprit.
Ça donnerait l’impression d’une main invisible qui écouterait, comprendrait chaque mot de la discussion.

Saisie d’une épouvante folle, elle lâcherait le combiné et se précipiterait hors de la chambre. Cela aurait-il pu être une hallucination ? Sûrement pas, pas depuis le début de la journée.
Alors, qu’est-ce que ça aurait pu être ? Serait-elle devenue folle ?
Ce devrait être la fatigue. Ça ne pourrait pas être autre chose que ça.

Elle déciderait donc, afin de se calmer, d’aller prendre l’air un peu.
Sortir de cette maison, s’éloigner de tous ces étranges phénomènes, s’en aller au plus vite.

Un tour de voiture serait le mieux. Concentrer son esprit sur autre chose, ça l’aiderait à y voir plus clair.

 


Dans la voiture, un calepin aurait été laissé sur le siège du passager. Sans y faire attention, la conductrice démarrerait le véhicule.
Elle sillonnerait les rues pendant un moment avant de se rendre compte que sur la banquette, le même petit jeu se continuerait.
L’instant présent serait couché sur le papier, d’une façon si effroyablement parfaite qu’il serait impossible de distinguer le délai entre la réalité et son image.

Elle détournerait les yeux. Ne voudrait pas y croire. Mettrait ça sur le compte de la folie.

 


Horrifiée, elle continuerait d’apercevoir du coin de l’œil les lignes qui s’étaleraient sur le calepin, de plus en plus rapidement.

De plus en plus rapidement, elle verrait défiler par la fenêtre le paysage. Une tentative désespérée pour échapper à ce cauchemar qui la rattraperait néanmoins, un dernier effort afin de se dérober à ce qu’elle croirait irréel.

 


Le pied sur l’accélérateur, elle essaierait d’ignorer les faits, pourtant évidents. Nier ce qui se passerait, tout juste à côté d’elle, en essayant de trouver une explication rationnelle qui n’existerait pas.
Puis son regard serait inévitablement attiré vers le calepin.
Par quoi ?

 


Une couleur plus frappante, un caractère plus gros peut-être.
Elle lirait alors ce qui serait écrit :

Distraite, vous ne voyez pas le feu qui tourne au rouge,
Ni le semi-remorque qui s’engage dans l’intersection…
Et votre voiture qui continue à foncer, filer, fuir !



PATRICIA CHRISTINE KIROUAC, octobre 2005 (profil technologique)

 


« Irrévocable retour au bercail »

Un peu comme la nouvelle « Minuit » de Marie-Ève Boutin (printenps 2005), cette nouvelle fait intervenir nombre de symboles, de significations cachées qui sont en lien avec le thème.

 

Enfin, le grand jour arriva ! Marie-Boucle Sammas et Natan Letourneau avaient finalement réussi à obtenir un rendez-vous pour la visite d’une maison difficilement accessible dans les terres de Bonaventure. Après un mois de conversations tournant en rond avec une mystérieuse femme, ils avaient convenu d’une rencontre le 3 mars. Dernièrement, Natan avait été muté en Gaspésie et ils devaient se trouver un nouveau logis pour le semestre suivant.  Lors d’une première visite, ils avaient tous les deux été envoûtés par le charme de cette maison à l’allure si vieille, mais en même temps si jeune et si pleine de vie.

En arrivant sur le balcon, ils furent surpris de voir sur la porte un papier leur indiquant que la propriétaire de la maison ne pouvait y être :
«  Salutations,
            Je n’ai pu me libérer. Faites comme chez vous. Prenez tout votre temps.
            Miss Néantour, salutations. »

Ils ne purent cacher leur déception de ne pas rencontrer la personne avec qui ils feraient affaire, et, surtout, avec qui ils avaient discuté lors du dernier mois. Ils entrèrent sans histoire et oublièrent immédiatement leur insatisfaction en se laissant éblouir par l’immense porte principale en bois massif. Ils poussèrent la porte et se retrouvèrent dans le hall d’entrée faiblement éclairé par la lumière du jour. Subitement, un noir total les enveloppa. Marie-Boucle, affolée, s’écria :

 


« Fais quelque chose, Natan ! »

 


Son conjoint gratta une allumette et trouva immédiatement l’interrupteur. La lumière revint et illumina principalement l’escalier central de la demeure. Marie-Boucle s’exclama :

 


« C’est magnifique ! Commençons par les pièces du haut ! »

 


Ils montèrent presque en courant tant ils étaient curieux de découvrir tous les recoins de cette demeure. Ils commencèrent par la première pièce, dont deux murs contigus étaient d’un rouge écarlate et dont les deux autres étaient d’un rouge plus sombre. Le centre du plafond laissait place à un lustre incroyablement somptueux, sur lequel la couleur des murs reflétait sur le cristal, ajoutant une légère teinte d’amour. De plus, l’immense fenêtre réchauffait cette pièce en laissant passer de doux rayons de soleil. Ils entrèrent dans la deuxième. Celle-ci était peinte d’un blanc laiteux et contrairement à la première, une impression de froideur y était ressentie. Cette pièce, si impersonnelle était-elle, demeurait luxueuse grâce à la présence du même lustre que celui de la précédente. Une jolie table, toute simple, meublait le coin gauche. Faite de bois d’acajou, elle donnait l’impression d’être le seul élément chaleureux de cette pièce. Toujours plus satisfaits de voir qu’ils n’auraient pas trop de travail de décoration à faire, ils entrèrent dans la suivante. Cette chambre avait visiblement été celle d’un enfant puisque les quatre murs étaient peinturés jaune serin. La vie, la joie et le plaisir étaient omniprésents et les acheteurs ne purent s’empêcher d’éclater de rire ! Cette maison était si belle, si imprévisible et si attachante ! Ils ne pouvaient croire qu’elle pourrait être la leur.  Ils entrèrent dans la quatrième pièce du haut. Ils remarquèrent immédiatement la même jolie table, au même endroit que dans celle d’avant, toujours aussi simple. Ici, le bois avait été conservé à l’état naturel. Aucune décoration visible n’était présente. Le couple ressentait la même étrange impression que dans la première, soit d’être devant une pièce indépendante de toute particularité individuelle. Comme si cette chambre n’avait jamais appartenu à personne ou au contraire à tout le monde. Ils aimaient cette pièce, qui serait idéale pour travailler. Ils pensaient déjà y installer leurs ordinateurs et en faire un bureau. Natan et Marie-Boucle avaient maintenant du mal à s’imaginer une vie ailleurs. Marie-Boucle avait adopté cette maison et ne ressentait plus aucun signe de réticence au sujet du déménagement. Natan était encore plus enchanté à l’idée de commencer une nouvelle vie, avec un nouveau travail et une nouvelle demeure splendide !

Il ne restait qu’une pièce à visiter à l’étage. Natan était subjugué par leur grandeur : il se disait que les concepteurs avaient dû maximiser tout l’espace disponible. Ils y entrèrent et Marie-Boucle chercha le meuble qui s’y répéterait. Son amoureux, qui n’était pas très observateur, n’avait même pas remarqué que dans chaque pièce, un meuble rappelait la précédente. Elle remarqua que cette pièce comportait deux portes qui semblaient identiques. Elles étaient étranges et magnifiquement sculptées dans du bois dont la couleur ne lui rappelait aucun arbre connu. Ils avancèrent et firent face à celle du fond.  

Ils poussèrent la porte et se retrouvèrent dans le hall d’entrée faiblement éclairé par la lumière du jour. Subitement, un noir total les enveloppa. Marie-Boucle, affolée, s’écria :

 


« Fais quelque chose, Natan ! »

 


Ce dernier gratta une allumette et trouva immédiatement l’interrupteur. La lumière revint et illumina principalement l’escalier central de la demeure. Marie-Boucle s’exclama :

 


« C’est magnifique ! Commençons par les pièces du haut ! »



JUSTINE GALARNEAU-GIRARD, octobre 2005 (profil technologique)


« La boîte noire »

Ce texte, bien écrit, a ceci d'original qu'il propose une finale ouverte, qui donne à la nouvelle une impression d'inachevé tout à fait à propos dans le contexte d'un récit fantastique. Lors de la première lecture, ce récit m'a fait penser à la nouvelle « En prime avec ce coffret ! » de Stanley Péan.

 

Six heures.

 


Encore une fois, la nuit m’avait semblé trop courte. Seule solution : un café.

 


Tandis que je mélangeais le sucre et le lait en regardant mes toasts se faire griller, j’essayai de planifier ma journée du mieux possible, question de ne rien oublier. Je détestais ça.

 


Le placard ouvert devant mes yeux, je pris le temps de choisir l’habillement qui convenait le mieux. Il faut dire que le choix n’était pas trop difficile : chemise noire, grise ou blanche.

 


C’est en me dirigeant vers le miroir de ma commode, dans le but de bien faire mon nœud de cravate, que je la vis.

 


Elle était là. Cette petite boîte. Comme si elle y avait toujours été. Pas plus grosse qu’un écrin à bague.

 


Au début, je n’y portai guère trop d’attention. Après tout, elle semblait à sa place, sur la commode. De plus, je ne voulais pas être en retard à la firme.

La journée se passa sans trop d’encombres. En franchissant le cadre qui séparait l’appartement du corridor, je réalisai tout à coup que j’avais oublié d’arrêter à l’épicerie. Situation plutôt embarrassante, mais j’avais tout de même de quoi subsister jusqu’à demain. Et puis j’étais un peu fatigué, une petite soirée tranquille me ferait du bien.
Sans trop savoir pourquoi, je posai de nouveau mon regard sur le petit boîtier, qui trônait toujours sur l’imposant meuble de ma chambre. Je n’avais pourtant aucun souvenir d’avoir possédé, ne serait-ce même d’avoir vu, ce dernier auparavant. D’où était-il sorti ? Étrange…

 


En scrutant l’extérieur d’un peu plus près, je crus apercevoir une petite bosse dorée qui faisait saillie à la paroi frontale. Des chiffres. Quatre. Ces derniers devaient probablement appartenir au mécanisme qui ouvrait la boîte.

 


Je l’observai sous toutes ses coutures, me perdant dans son noir de jais. De telle manière qu’à un certain moment, on aurait dit que c’était elle, cette boîte, qui m’observait…

 


N’ayant pas vraiment aimé cette impression, je la posai et m’en détournai rapidement. Déjà 19 h. Je n’avais pas l’habitude de souper aussi tardivement…

La nuit subséquente me fut plutôt pénible. Il y avait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi mal en point. Une fois sur mes pieds, on aurait dit que le monde s’était mis en orbite autour de ma tête. Je vacillai et retombai sur mon lit. Décidément, il me fallait du repos.
Je voulus appeler au bureau pour signaler mon absence, cependant, au moment d’enfoncer les touches du clavier numérique, je réalisai que je ne me souvenais plus du numéro. Non.

 


Pas un simple oubli, mais…une absence complète de la mémoire. C’est comme s’il n’avait jamais existé. Ce n’est d’ailleurs pas le seul élément de mon cerveau qui se retirait de lui-même. On eut dit que mon existence s’effaçait sous mes yeux.

 


Je tentai alors de rappeler, du plus profond de mon être, les souvenirs que je conservais depuis mon enfance. Les fins de semaine au lac en famille, les rencontres que j’entretenais avec mes amis, mes études… Les couleurs semblaient si… si pâles. Telles des photographies mal développées.

Mes étourdissements firent à nouveau surface. Les idées se bousculaient dans ma tête. J’essayais tant bien que mal de me rattacher à ce qui me restait de logique, mais la rectitude mathématique qui m’habitait se faisait digérer à un rythme effarant par l’enzyme qu’était mon incompréhension.

Je me retournai alors, pour faire face à la table cristalline du salon.
Elle était là. Cette petite boîte. Bien au centre. Je ne pouvais expliquer de quelle manière elle s’était « transportée » d’une pièce à l’autre. La seule certitude que j’avais se trouvait devant mes yeux.
Le simple fait de l’observer, non, de la dévisager, me faisait frémir...

Que me voulait-elle ?

Une peur, telle une pluie glacée, s’abattit sur moi. J’aurais voulu prendre mes jambes à mon cou, mais une force, plus grande, plus intense, que ma propre volonté, me clouait au froid plancher du salon.

Une voix… un cri même…

On aurait dit qu’elle me parlait. Qu’elle me voulait…


MARTIN VAILLANCOURT, octobre 2005 (profil technologique)


HIVER 2006

 

« Un monde parallèle »

   Je vous raconte cette histoire en direct de mes pensées. En fait, considérant ma situation actuelle, je n’ai aucune idée pour quelle raison vous avez accès à ce récit. Cela m’inquiète même un peu… Vous verrez, vous serez inquiet, vous aussi, à la suite de cette histoire…  

 

   Lorsque les premiers événements étranges sont survenus, je vivais une vie normale et paisible : j’avais une copine, mes cours au Cégep me semblaient trop faciles et on m’avait déjà offert un emploi dans mon domaine. J’ai encore de la misère à croire que ça me soit arrivé à moi, un garçon si ordinaire. Ça a commencé un mardi. Je me suis réveillé en sueurs et complètement déboussolé, sans même savoir pourquoi. Alors que je savourais ma traditionnelle et délicieuse crêpe du mardi matin, j’ai remarqué que mes fraises et mon sirop avaient un goût inhabituel ; je ne m’en suis pas trop inquiété, songeant que j’avais sans doute attrapé un rhume pendant la nuit. Je n’ai donc pas fait de remarques à ce sujet et me suis mis en route vers le Cégep.  

   Trois coins de rue plus loin, je l’ai aperçu… Lui… Frédéric, un petit garçon d’environ sept ans qui venait d’emménager chez ses grands-parents. J’avais beaucoup entendu parlé de lui aux nouvelles auparavant : ses parents étaient tombés dans un profond coma tous les deux, à une journée d’intervalle. Ce hasard était déjà assez unique, mais il y avait pire ! En effet, les médecins n’avaient trouvé aucune anormalité sur les parents de Frédéric et leurs cœurs continuaient de battre tout à fait normalement. Leur cas était toujours étudié par une dizaine de médecins. Lorsque j’ai croisé le jeune homme, quelque chose d’étrange s’est produit… J’avais l’impression de le connaître plus que ma propre mère, d’avoir passé ma vie entière avec lui, bien que ce n’était absolument pas le cas. J’ai donc continué ma route vers l’école, troublé par ma rencontre avec l’enfant que je trouvais maintenant répugnant, autant que s’il m’avait montré ses entrailles !  

   Lors de mon dîner, le même jour, ma copine m’a offert mes chocolats préférés, que je me suis dépêché d’ingurgiter. J’ai été si surpris lorsque que je les ai avalés d’avoir un goût immonde, amer, dans la bouche que je les ai recrachés, prétextant une quinte de toux. Un rhume tout neuf n’aurait pas pu devenir, en quelques heures, important au point de changer radicalement les saveurs ! J’ai donc eu, pendant l’espace de quelques secondes, l’absurde pensée que j’étais en train de perdre l’un de mes cinq sens… Idée que j’ai rapidement repoussée.  

   Mon réveil le lendemain matin a été encore plus pénible que le précédent. Je tremblais, avais très mal à la tête et me rappelais vaguement avoir fait un cauchemar horrible au cours de la nuit. Je me suis levé malgré ce que je croyais être le début d’une vilaine grippe, croyance qui était accentuée par le fait qu’en plus de ne plus goûter mes œufs au beurre d’arachides du mercredi matin, je n’arrivais plus à sentir la délicieuse odeur de rôties qui planait habituellement dans la cuisine à cette heure. J’ai avalé du sirop pour calmer les symptômes de ce ‘’rhume’’ et suis allé en cours comme à l’habitude.  

   C’est plus tard au cours de cette journée qu’un vent de panique s’est semé dans mon esprit. J’étais dans mon cours de philosophie lorsque, brusquement et sans prévenir, j’ai eu un énorme mal de tête qui m’a obligé à fermer les yeux un instant. Lorsque je les ai rouverts, tout autour de moi me semblait différent, sans que je puisse déterminer pourquoi. Puis, à mon grand désarroi, j’ai compris : les couleurs des plus simples objets étaient désormais inversées, rien ne fonctionnait plus. Le tableau était rouge sang, les yeux de mon voisin était jaune canari, les lumières étaient bleues, les arbres à travers la fenêtre étaient violets etc. J’ai regardé autour de moi, afin de voir si les autres élèves du cours semblaient également perturbés, mais ils continuaient à écouter le professeur déblatérer des propos dont je ne suivais plus du tout le fil.  C’en était trop : je me suis levé et ai couru jusque chez moi.  

   Sur le chemin du retour, un élément perturbant m’a forcé à freiner ma course… Frédéric était assis sur le balcon de ses grands-parents et semblait m’attendre, un sourire au coin de la bouche. Une force quelconque m’a obligé à arrêter pour le fixer un instant : contrairement à tout ce qui se trouvait autour de lui, le garçon était entièrement noir, de la tête aux pieds, à l’exception de ses yeux qui m’apparaissaient désormais rouges. Il jouait avec une poupée à laquelle il avait arraché les yeux avec un petit couteau, qu’il tenait toujours dans sa main. Cette image m’horrifiait, même si je n’ai pas immédiatement fait de lien avec ce qui m’arrivait. Je me suis empressé de poursuivre mon chemin et me suis enfermé dans ma chambre, dans le noir, de manière à ne plus voir aucune couleur, normale ou pas.  

   Cette solitude m’a permis de réfléchir pendant un instant à ce qui m’arrivait. J’avais peur de me confier à ma copine ou à ma mère, puisque j’avais maintenant la certitude d’être le seul à éprouver des difficultés au niveau de l’odorat, du goût et de la vue. Si je leur en avais parlé, je suis persuadé qu’elle m’aurait tout simplement dit que j’hallucinais. De toute façon, je savais ne pas être fou, puisque j’étais conscient que quelque chose autour de moi était anormal. Ma conclusion a donc été que j’avais sans doute plus qu’un rhume, possiblement une tumeur au cerveau, que j’irais montrer au médecin le vendredi après mes cours.  

   Je ne me suis malheureusement pas rendu au vendredi suivant. Pendant la nuit du mercredi au jeudi, j’ai finalement eu conscience de l’horrible rêve qui terrorisait mes nuits et réveils : j’étais couché dans mon lit, endormi, et Frédéric était au dessus de moi, penché. Il avait un scalpel à la main et mon visage était maintenant privé d’un nez, d’une bouche et d’yeux. L’enfant s’affairait maintenant à découper mes oreilles, le visage sans expression. Puis, sans que j’aie pu réagir, il s’en est pris à mes mains, qu’il a coupées rapidement à partir du poignet. Je me suis réveillé en très mauvais état et ai vomi.  

   J’ai accouru dehors pour prendre l’air et me ressaisir. Je voyais ma mère s’adresser à moi, l’air inquiet, mais n’entendais pas les mots qu’elle prononçait. À l’extérieur, le vent que j’espérais n’est jamais venu se frotter sur moi… Je voyais les arbres bouger, agités par d’énormes rafales de vent, mais ne sentait aucune de ces rafales sur ma peau. Je m’affolais, je paniquais, tout déroulait à une vitesse incroyable dans ma tête : aucune maladie ne pouvait me dépourvoir de toute sensation, me priver de l’essence même de la vie ! Cela ne pouvait qu’être l’œuvre de Dieu en personne, aucun humain n’avait ce pouvoir ! Puis… je l’ai aperçu… Frédéric était recroquevillé dans un coin de ma cour et m’observait. Étais-je le seul à le voir ? Probablement, car ma mère n’a pas dirigé son regard une seule fois dans sa direction. Je n’en pouvais plus. Je me suis évanoui.  

   En fait, j’aurais aimé m’être simplement évanoui, mais ce n’était pas le cas. J’ai encore une fois rêvé au jeune garçon, qui, cette fois, m’a planté son petit couteau directement dans le cœur. Depuis, je vis dans ce monde que je n’arrive toujours pas à comprendre, où j’ai la possibilité de me promener, même si rien n’est concret. J’entends de vagues murmures parfois : ce sont probablement ceux des parents de Frédéric. L’enfant vient me visiter régulièrement et me sourit, enthousiasmé à l’idée d’avoir un nouvel ami dans ce monde « parallèle ».  

   Mais vous, pourquoi avez-vous entendu ce récit que je viens de me raconter ? Étiez-vous normaux, vous aussi ? Avez-vous paniqué lorsque vos sens, qui sont à la base même de votre existence, disparaissaient ? Est-ce moi qui suis finalement mort ? Non, non. Vous l’avez sans doute rencontré, vous aussi… Frédéric ! Bienvenue dans le monde parallèle…

MARIE-HÉLÈNE CARRIER, mars 2006

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)


« Reflet de glace »

   Dimanche, 8 mai 2006

 

   Chère Shizuka,

   Je sais que je ne t’ai pas écrit depuis bien longtemps, mais j’avais besoin de me confier à quelqu’un. Une chose étrange est arrivée. J’ai aperçu un chien identique à Mokona courant dans mon jardin ce matin. Il lui ressemblait en tout point, jusqu’à la cicatrice au-dessus de l’œil gauche. J’aurais été certaine que c’était lui, si mon chien n’avait pas été étendu devant la télévision avec moi. Maintenant que j’y repense, ce ne devait être que mon imagination… c’était mon imagination. Je dois te laisser, je vais aller dormir. J’ai mal dormi la nuit passée.

   Arisu  

   Lundi, 9 mai 2006

   Chère Shizuka,

   Aujourd’hui, j’ai vu Toshi, mon meilleur ami. Il ma fixait depuis l’autre côté de la rue. Lorsque je me suis mise à traverser la rue pour le rejoindre, un camion est passé entre nous et il a disparu. C’était comme dans les films ! J’aurais cru qu’il me faisait une blague, si je n’avais pas su qu’il était parti en vacances à Paris depuis deux jours. J’ai dû l’imaginé, lui aussi, comme le chien. C’est vrai qu’il me manque beaucoup. Ce doit être ça, ou bien le stress. Je ne vois pas d’autres explications. Il y a aussi l’hypothèse du jumeau perdu. Par contre, j’espère vraiment que ce n’était encore que mon imagination, car personne ne peut réellement avoir un regard comme cet… homme. Ses yeux étaient vides. Tu sais, comme seul peut en avoir un personnage dans les livres. Un regard à faire froid dans le dos. Je vais aller dormir maintenant, cette autre vision était de trop pour moi. En espérant que rien d’anormal n’arrivera demain. Si lorsque je suis fatiguée je vois des doubles, je ne veux pas savoir ce que je verrais, si j’étais exténuée. Quoique, un poulet en tutu qui danse en plein milieu de la rue serait assez divertissant !

   Arisu  

   Mardi, 10 mai 2006

  Chère Shizuka,

  En ce qui concerne mon poulet en tutu, on peut laisser tomber. Je crois de moins en moins en mes hypothèses sur mon imagination et sur les jumeaux séparés à la naissance. Je vais te raconter ce qui m’est arrivé et tu vas comprendre. Comme tous les jours, je promenais Mokana dans le parc quand ma mère m’a appelé sur mon cellulaire. On parlait depuis dix minutes lorsque je l’ai aperçue. Elle marchait dans ma direction. Un autre double. Cette fois c’était celui de ma mère, avec qui j’étais encore en train de parler. Elle, elle aussi elle avait le même regard que l’autre Toshi. Je crois sincèrement que je n’ai jamais eu aussi peur qu’à ce moment précis. Le pire est que je ne peux même pas me convaincre que c’était faux, car elle m’a même frôlé en passant à côté de moi ! J’ai vraiment peur, Shizuka. Si elle, je ne l’ai pas imaginé, est-ce que cela signifie que les deux autres étaient vrais aussi ? Je deviens peut-être folle aussi. J’espère que non.

   Arisu  

   Mercredi, 11 mai 2006

   Chère Shizuka,

   Regardons le bon côté des choses : maintenant j’ai la preuve que je ne suis pas folle. Le mauvais côté est que j’avais tort hier. C’est possible d’avoir encore plus peur que ça. Je ne voulais pas rester seule aujourd’hui, alors j’ai appelé ma petite sœur pour qu’elle vienne me tenir compagnie. Comme tu dois t’en souvenir, son nom est Kagami. Tout s’est bien déroulé, jusqu’aux environs de 19h30, lorsque mon téléphone a sonné. La voix qui a répondu, j’aurais pu la reconnaitre entre mille, avec le nombre d’heures qu’on peut parler au téléphone ensemble. Cette voix… c’était celle de… Kagami. Surtout ne me dit pas que ce n’était qu’une blague parce qu’elle était assise en face de moi pendant toute la durée de l’appel. Lorsque j’ai pris mon courage à deux mains, crois-moi il était rendu loin, le courage, et que j’ai regardé l’afficheur, j’ai cru être sur le point de faire une attaque. Le nom et le numéro de cellulaire de ma sœur y étaient inscrits. J’ai eu une bouffée d’espoir en pensant à la probabilité qu’elle ait pu perdre son cellulaire. Elle a été de très courte durée lorsque j’ai partagé mon idée avec ma sœur. Kagami a sorti son téléphone de son sac à main et me l’a tendu. Il était éteint. Alors je me suis trouvée assise dans mon fauteuil, le cellulaire éteint de ma sœur d’une main, celle-ci assise face à moi sur l’autre fauteuil, mon téléphone dans l’autre main et la voix de ma sœur en sortant. Kagami m’a ensuite regardée avec un air étrange puis m’a demandé ce qu’il y avait. Je le lui ai dit et elle ne m’a pas cru. Tu parles d’une sœur ! Alors pour lui prouver je lui ai montré ce qu’il y avait d’inscrit sur l’afficheur. Il était vide. Mais je sais que je l’ai vu, je sais que je ne suis pas folle ! Ensuite, elle a dit qu’elle devait travailler tôt le lendemain matin et elle est partie. Elle me regardait encore comme si elle avait peur de moi. Je sais que je ne suis pas folle ! Avec de la chance, il ne se passera rien d’autre d’étrange demain. Il ne pourrait rien arriver de pire, n’est-ce pas ?

   Arisu    

   Samedi, 14 mai 2006

   Chère Shizuka,

  C’est Kagami qui écrit présentement. Ne t’inquiète pas, je ne lirai pas ce qu’Arisu t’a écrit. Je ne voudrais pas trahir sa confiance. Par contre, je doute beaucoup qu’elle puisse te réécrire un jour. Elle est dans un hôpital psychiatrique maintenant. Ils l’ont retrouvé sur le toit d’un immeuble, criant qu’elle n’était pas folle. Je voudrais bien dire le contraire, mais depuis mercredi soir, je ne peux plus. Tu sais, le téléphone, je ne l’ai jamais entendu sonner. Je m’inquiète beaucoup pour elle. Qu’est-ce qui a bien pu la rendre comme cela ? Parlons d’autres choses, d’accord ? Aujourd’hui, une chose étrange est arrivée. J’ai vu un chien identique à Mokona, le chien d’Arisu, dans ma cour arrière. J’avais oublié de te le dire, c’est moi qui en ai la garde maintenant. Ce qui est étrange c’est que Mokona était assis à mes côtés lorsque je l’ai vu. Ce ne devait être que mon imagination. Je dois te laisser, je vais aller dormir. J’ai mal dormi la nuit passé.

   Kagami

STÉPHANIE DUPRAS, mars 2006

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)


« La rébellion de la droite »

   J’ai toujours été quelqu’un de déterminé : mince, sportif et perpétuellement au régime, je suis l’exemple même du contrôle de soi. Enfin, c’est ce que je croyais jusqu’à ce matin à 6h32, heure à laquelle j’ai essayé de me lever, sans succès. Mon bras droit, engourdi, refusait de bouger. Il reposait contre mon flanc, parfaitement inerte. J’avais dû dormir dessus et bloquer sa circulation sanguine. Je me dis qu’en me levant, peut-être cette sensation, ou plutôt absence de sensation, si désagréable se dissiperait plus vite. Malheureusement, je me trompais. Mon bras ne daigna pas bouger lorsque je lui demandai poliment d’ouvrir la porte du réfrigérateur. Il ne réagit pas plus quand j’essayai d’attraper le pot de confiture de framboises sans sucre ajouté (j’avais préalablement ouvert le réfrigérateur avec ma main gauche). Je me résolus donc à utiliser mon autre main, chose qui se révéla fort difficile. Ma main gauche étant assez malhabile, ouvrir un pot de confiture et mettre du pain à griller n’a jamais été aussi ardu.

 

   C’est à ce moment que mon bras droit décida d’agir. Je dis bien qu’il décida, car je ne lui avais absolument rien demandé. Il se déplia, très haut au-dessus de ma tête et étira chacun des doigts de ma main, sans me demander mon avis. J’en fus profondément choqué. Comment mon bras aurait-il pu décider de bouger tout seul? Comment un bras peut-il décider quoi que ce soit ? Un bras, c’est pourtant dépourvu de cerveau! J’en oubliai presque les tranches de pain qui calcinaient tranquillement sous la lumière rougeâtre du grille-pain. Ma main droite, elle, ne les oublia pas. Elle me gifla puis pointa rageusement le grille-pain. Non seulement ma main ne m’écoutait plus, mais en plus elle osait me frapper! Quelle insolente! Malheureusement, je dus m’avouer qu’elle avait raison. Si je ne sortais pas ces tranches du grille-pain, elles allaient être immangeables. Je me dis que j’étais complètement fou… Je venais de donner raison à ma main! Ça devait être mon imagination…Et avec toutes ces histoires ridicules je ne m’étais pas rendu compte qu’il était presque l’heure de partir pour le bureau. Je montai précipitamment dans ma chambre et m’habillai en vitesse. Ma main droite ne protesta pas. Je savais bien que tout cela n’était que le fruit de mon imagination, qui n’a pourtant jamais été vraiment fertile. J’espérais juste qu’elle n’en prenne pas l’habitude.        

 

   Je m’installai donc au volant de ma rutilante Toyota Tercel 1991 d’une magnifique couleur vert galapagos. Ma main droite mit agressivement la clé dans le contact et j’eus à cet instant un très mauvais pressentiment. Ce pressentiment se transforma vite en panique lorsque ma jambe droite pesa à fond sur l’accélérateur tandis que ma main rebelle passait rapidement d’une vitesse à l’autre. Après 10 secondes de stupeur totale, je roulais à 123 kilomètres à l’heure dans un quartier résidentiel. La panique me submergea complètement lorsque je réalisai pleinement ce fait, je ressentis aussi une pointe de fierté : je ne savais pas que ma voiture était capable d’un tel exploit. J’avais oublié à quel point la vitesse pouvait être grisante! Ce joyeux sentiment ne dura pas longtemps; la panique repris rapidement le dessus. Comment tout cela était-il possible? Je devais me rendre à l’évidence : ma jambe droite, à son tour, s’était rebellée. Et elle semblait souhaiter ma mort! Les circonstances ne me permettaient pas vraiment de me questionner sur la cause de cette étrange rébellion. Ma priorité, pour l’instant, était de survivre. Mon côté gauche faisait son possible pour nous sortir du pétrin (nous désignant mon côté droit et moi). Je tournais le volant frénétiquement en tentant d’éviter les voitures, trottoirs, piétons et autres animaux qui bloquaient le chemin de ma Tercel. Sept longues minutes plus tard, ma fusée verte s’immobilisait devant les bureaux gouvernementaux où je travaille. Couvert de sueur, je m’extirpai de l’habitacle de ma voiture. Ma main droite, elle, semblait assez fière de son coup. Elle s’agitait, faisant des signes de victoire aux témoins de mon arrivée fracassante.

 

   Je n’avais qu’une seule peur en entrant dans l’édifice : mon côté droit semblait assez arrogant et je redoutais fortement qu’il tente subtilement d’attraper la poitrine ou les fesses d’une jolie secrétaire au passage… J’étais arrivé plus tôt qu’à mon habitude (c’est la première fois que je fais ce trajet à une vitesse moyenne de 125 kilomètres à l’heure) alors les couloirs étaient plutôt déserts. Je montai donc le plus vite possible dans mon bureau malgré un manque de coopération flagrant de ma jambe droite. Il fallait absolument que mon côté droit et moi trouvions un terrain d’entente. C’était crucial! Je fis part de cette idée à mon côté rebelle, qui s’empressa alors d’attraper un stylo et un bout de papier. Ma main gribouilla à toute vitesse : « Tu mènes une vie horriblement ennuyante! Es-tu heureux? Pas moi! Tu n’utilises que le côté rationnel de ton cerveau et moi, tu m’oublies! Qu’as-tu fais de tes rêves de jeunesse, de ton humour, de ta joie de vivre? As-tu vraiment oublié tout ça? »

 

   Le pied prêt à appuyer sur la pédale d’accélération, la main posée sur le levier de vitesses, mon côté droit et moi frémissions d’impatience. Le rugissement du moteur V12 de la voiture nous donnait carrément des frissons. Les 450 chevaux de notre Aston Martin DB9 ne demandaient qu’à partir au triple galop. Mon côté droit avait finalement réussi à me convaincre de devenir heureux. Nous avons donc abandonné avec joie notre travail de fonctionnaire si ennuyeux pour enfin réaliser un de nos rêves communs : devenir pilote professionnel. Le feu devint vert, mon pied droit s’aplatit au plancher, en 5,2 secondes, à 100 kilomètres à l’heure, nous abandonnions définitivement notre ancienne vie.  

CAMILLE FRUTEAU DE LACLOS, hiver 2006

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)


« La chambre noire »

Je vais vous expliquer une bonne fois pour toutes, monsieur le psychiatre, la rai-son pour laquelle on m’a envoyé dans cet hôpital qui n’est pourtant pas l’endroit désigné pour moi. Tout d’abord, vous devez savoir que je travaillais pour la Mai-son Sony mais que, depuis des années, je consacrais la grande majorité de mes soi-rées à la photographie, la plus grande de mes passions. J’étais même arrivé à me faire un nom dans la ville de Montréal, donc en plus de me divertir, la photogra-phie était pour moi une assez bonne source de revenu. J’irais même jusqu’à dire que, dans ma tête, ma profession principale était celle de photographe, car j’y por-tais un intérêt beaucoup plus marqué qu’à mon simple emploi de technicien en électronique.

Chaque soir, je passais donc plusieurs heures dans ma chambre noire personnelle. Ne voyant plus le temps passer tellement j’étais absorbé par mon travail, il m’arrivait fréquemment de passer des nuits entières à développer des films et à agrandir des photos. Mon pauvre corps avait tout de même ses limites que je res-pectais bien peu. Cela dit, les quelques minutes pendant lesquelles mes pellicules baignaient dans le liquide révélateur ou fixateur étant mes seuls moments de répit, il m’arrivait souvent de m’assoupir pendant ces courts laps de temps. Étrange-ment, mes rêves, toujours brefs, se terminaient le plus souvent par un éclat de lu-mière aveuglant qui allait jusqu’à me réveiller en sursaut, un peu comme lorsqu’on rêve que l’on tombe du haut d’un précipice. Évidemment, je voyais un certain avantage à cela, car le fait d’être sorti aussi rapidement de mon sommeil me per-mettait de ne pas oublier mes pellicules trop longtemps dans les solutions de déve-loppement.

Par contre, l’instabilité de mon rythme de vie a fini par me rattraper et j’ai sombré dans une profonde dépression, sans doute causée par un épuisement excessif. Les nombreux médecins que j’ai consultés m’ont tous conseillé de diminuer considéra-blement le temps que je consacrais à la photographie. Étant incapable de suivre ce conseil, j’ai pris la grande décision de quitter mon emploi chez Sony pour devenir photographe à temps plein. Je changeai donc complètement mes habitudes en tra-vaillant le jour plutôt que le soir et la nuit. Mon état commença rapidement à se rétablir et je réussis à retrouver un certain niveau de stabilité dans ma vie.

Quelques mois plus tard, je recommençai à avoir de la difficulté à dormir et à me réveiller sans arrêt suite à la vision du même étrange éclat lumineux. Mes nuits devinrent de plus en plus difficiles et mon état se dégrada tranquillement à nou-veau. Les médecins m’avaient convaincu que mon excès de fatigue était tel qu’il m’empêchait de dormir. J’étais donc pris dans un cercle vicieux et la seule solution à laquelle j’ai pensé était de me bourrer de somnifères, chaque soir, avant d’aller dormir. Étrangement, les médicaments semblaient n’avoir aucun effet sur moi…

Un beau matin, qui suivait d’ailleurs une des seules nuits où je m’étais endormi sans problèmes, j’ouvris les yeux pour découvrir ma chambre dans un état abomi-nable. Les quatre murs de la pièce étaient tapissés, du plafond au plancher, de cen-taines de photographies. Au premier coup d’œil, je n’arrivai pas à discerner ce qui se trouvait sur les images qui m’entouraient. Un sentiment effrayant d’inquiétude m’envahit, étant donné que j’ignorais si quelqu’un s’était introduit dans ma de-meure pour faire ce gâchis, ou si c’était moi-même qui étais l’auteur de ce désordre total. Je ne pouvais tout simplement pas concevoir le fait que quelqu’un avait pu pénétrer dans mon domicile barré à double tour, lieu dans lequel je me sentais tant en sécurité. J’étais complètement figé sur place. J’hésitai pendant de longues minu-tes avant de quitter mon lit, qui me procurait une étrange impression de sécurité. Je finis par tirer un pied hors des couvertures. Je me rappelle encore la froideur du plancher au contact de la plante de mon pied, qui fit frissonner mon corps tout en-tier. Je m’approchai tranquillement du mur de la fenêtre et je regardai l’une des photographies agrafées au mur. Un visage crispé semblait me fixer d’un air terrifié. Je reconnus, dans ce visage tordu par l’effroi, des traits qui étaient les miens. Quel-qu’un s’était sans aucun doute introduit dans ma demeure. J’appelai vite les servi-ces de police.

Sous le coup de la nervosité, je n’avais pas vraiment pensé au fait que mon histoire n’avait aucun sens et que personne n’allait me croire. En effet, après un long inter-rogatoire et une tournée scrupuleuse des lieux, qui ne révéla d’ailleurs aucune trace d’effraction, les policiers m’ont référé à un psychologue et ont laissé l’enquête en suspens. Voyant que même les autorités, qui devraient pourtant nous assurer la plus grande des sécurités, portaient aussi peu d’attention à mon cas, je n’osai en parler à personne, même pas à mes amis les plus proches.

Après avoir réalisé que tout le monde me considérait comme fou, j’ai décidé de mener ma propre enquête afin de prouver que je n’étais pas l’auteur de cette af-faire. J’ai commencé par installer un miroir au dessus de la tête de mon lit. Mes connaissances en physique et en électronique m’ont permis de créer un mécanisme qui a effacé tout doute de mon esprit. J’ai placé, sur ma table de chevet, un coffre-fort miniature à combinaison numérique que j’ai modifiée en lui ajoutant un mi-crophone et une carte d’analyse sonore que j’ai programmée de manière à ce qu’elle ne réagisse qu’au son de mon réveille-matin. Au moment de me mettre au lit, je déposais le cadran sur une commode inaccessible à partir de mon lit et je me menottais à une chaîne qui était fixée aux barreaux de la tête de mon lit. De cette façon, je ne pouvais quitter mon lit qu’au son du réveille-matin, qui déclanchait l’ouverture de mon coffre-fort. La chaîne à laquelle j’étais menotté me laissait une liberté de mouvement juste assez grande pour atteindre le coffre-fort, qui contenait la clé des menottes. Il m’était donc complètement impossible, sans le son du ca-dran, de me libérer de mon lit afin d’aller chercher une caméra ou d’aller en cham-bre noire. Même si j’avais voulu activer moi-même le réveille-matin, cela aurait été irréalisable, car il était tout à fait hors de ma portée, à un point tel qu’il m’est même arrivé, une nuit, de mouiller mon lit, vu mon incapacité à faire s’ouvrir le coffre-fort avant l’heure fixée sur le cadran.

Je me suis soigneusement astreint à ce procédé à chaque nuit et ce, pendant plu-sieurs mois au cours desquels je fus souvent réveillé par les mêmes éclats lumineux qu’auparavant. Les mois passaient et aucune photographie ne venait tapisser les murs de ma chambre. Je finis même par croire que les éclats de lumière étaient probablement une pure invention de mon esprit et que j’étais sans doute l’auteur somnambule des photographies que j’avais précédemment trouvées accrochées à mes murs. Néanmoins, je continuai de me menotter à chaque soir, en me disait que si aucune photo n’apparaissait au cours d’une année entière, je laisserais tomber cette histoire.
Après quatre mois et vingt-sept jours, quelle ne fut pas ma surprise de trouver ma chambre à nouveau tapissée de quelques centaines de photographies de moi-même, le visage crispé de terreur et les mains menottées à la chaîne que j’avais fixée à la tête de mon lit. J’observai attentivement chacun des photos, les unes après les autres. Je finis par en trouver une sur laquelle on apercevait le miroir fixé au dessus de mon lit. On y distinguait clairement un appareil photo muni d’une lampe éclair et manipulé par aucun être visible.

Avec la conviction que nul somnambulisme de ma part ne pouvait être la cause de cette affaire, je retournai raconter les derniers développements aux policiers. En voyant que je m’étais donné tout ce mal pour l’histoire aberrante que je leur avais racontée plusieurs mois plus tôt, ils en vinrent à la conclusion insultante que j’étais devenu fou à lier. On m’a dit que les produits toxiques contenus dans les chimies de développement photographique avaient sans doute atteint mon cerveau.

Le poste de police fut le dernier endroit que j’ai vu avant d’arriver dans cet hôpital psychiatrique, dans lequel je suis maintenant interné depuis plus de trois ans. Le seul avantage que j’y trouve, c’est que je n’ai plus aucun trouble du sommeil… Voilà, docteur, je vous ai tout dit. Je vous en prie, croyez-moi et laissez moi sortir de cet endroit sinistre. »

C’est ce que j’ai enfin eu le courage de raconter au psychiatre de l’hôpital, ce soir. Maintenant, je suis assis dans mon lit, tout en sueurs, et il est deux heures du matin. C’est un étrange éclat lumineux qui m’a tiré de mon sommeil.

MARIE-ÈVE GAGNON-CASTONGUAY, mars 2006

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)


« Dorian Wilde »

Dorian Wilde était un homme extrêmement cultivé et articulé, mais bien peu de gens bénéficiaient de sa grande érudition. Éternellement confiné à sa bibliothèque, il ne consentait à voir qu’un cercle restreint d’intellectuels. Il n’avait jamais connu l’amour et imputait cette lacune à un physique ingrat. Des quelques membres de sa famille encore en vie, il ne recevait aucune nouvelle. Fréquemment, il passait des jours entiers sans parler à qui que ce soit. Il se souciait d’ailleurs fort peu de la solitude qui l’entourait. Il était doté d’une imagination fertile doublée d’un goût presque déraisonnable pour la fiction. Ainsi, il vivait par procuration, à travers les livres qu’il consommait à profusion. Les personnages qu’il y rencontrait lui étaient plus chers que ceux du monde réel, car il sentait qu’il les comprenait davantage. Alors qu’il avait été très ému par Oliver Twist, il avait franchement levé le nez sur un orphelin qui mendiait sur son chemin.

Lors d’un repas, son domestique, Oscar, lui avait fait remarquer la triste claustration dans laquelle il vivait. Dorian avait employé un ton sec afin de lui rappeler que cela ne le regardait en aucun cas. « Une anthologie de qualité nécessite énormément de travail », avait-il déclaré. Ce soir-là, il entama avec enthousiasme une épopée arthurienne en cinq volumes. Les premiers chapitres le laissèrent de marbre, puis vint enfin la première scène de combat, dans laquelle Lancelot met à mort un de ses compagnons pour cause de déloyauté. Alors qu’il lisait avec beaucoup d’intérêt la description du supplice infligé au traître, Dorian ressentit une violente douleur à l’estomac, précisément là où Lancelot avait assailli son coup d’épée. « Comme c’est étrange! », pensa Dorian. « J’ai dû prendre un repas trop riche. » Aussitôt qu’il eût replié la couverture du livre, son mal s’estompa. Il décida tout de même de se mettre au lit, se sentant anormalement fatigué pour cette heure du jour.

Il passa une nuit agitée, où il rêva de cavaliers le poursuivant, et se leva avec l’impression d’être plus épuisé que lorsqu’il s’était couché. Le livre qu’il avait amorcé la veille était posé sur sa table de chevet. Pour une rare fois de sa vie, il n’éprouvait aucunement le désir de connaître la suite de l’histoire. Ce n’était pas parce qu’elle manquait d’intérêt, mais le livre en lui-même semblait le répugner. En se promettant d’en poursuivre la lecture plus tard, Dorian choisit un autre ouvrage dans son imposante sélection. Très vite, il fut plongé dans le récit d’un directeur de banque mégalomane. Aux prises avec une affreuse migraine, ce dernier s’effondra en pleine rue. En lisant ces mots, Dorian ressentit une pression atroce aux tempes et sa vision se voila. Il écarta son livre et la sensation persista pendant quelques pénibles minutes. Dorian se dit qu’il avait dû se surmener dernièrement et s’accorda une pause en après-midi. Un doute se mit à planer dans son esprit pragmatique. Serait-il possible que les mots aient une influence sur son corps? Il chassa vite cette pensée et éprouva même une certaine honte à avoir considéré cette hypothèse farfelue. Du reste, il avait une anthologie à préparer, et il devait se concentrer sur son travail. Il s’octroya tout de même une journée de congé, durant laquelle il se promena au village et alla visiter un ancien collègue fort sympathique.

Son escapade le revigora et il entreprit une laborieuse journée de travail le lendemain. Installé confortablement dans un fauteuil, il entra rapidement dans la psychologie d’un condamné à mort. Triste et tragique, cette histoire relatait les pensées qui avaient habité le pauvre homme durant ses dernières heures. À la vue de l’échafaud, le condamné se mit à vomir. Sur le coup, Dorian fut victime de violentes nausées et il fut rudement malade. Cet inconfort ne le quitta pas de la journée et il fut incapable de manger quoi que ce soit. Alors qu’il subissait une abominable torture, il en vint à la conclusion que les livres lui causaient du tort physique. Les symptômes étaient de plus en plus aigus et persistants, et il craignait que les prochains lui laissent des séquelles, ou encore qu’ils lui soient fatals. Le surlendemain, alors qu’il était toujours dans un état lamentable, il prit la résolution de cesser de lire afin que son affection étrange s’apaise enfin. Puisqu’il était dans ses réflexes de se diriger directement vers la bibliothèque dès le lever, il s’assura d’en verrouiller la porte afin d’éviter tout oubli fâcheux.  

Ce jour-là, Dorian reçut une lettre lui annonçant la mort de son père, qu’il n’avait pas vu depuis des années. Des heures plus tard, Oscar trouva son maître parfaitement immobile dans son bureau. Étrangement figé et crispé, ce dernier tenait une lettre à la main. Oscar la saisit et y lut : « Votre père, après avoir vécu paralysé durant six ans, a succombé à la maladie hier dans la nuit. »

SARAH JACOB-WAGNER

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)


« Une nuit encore »

Je me réveille d’une nuit lourde, probablement causée par mon somnifère que j’ai ingéré en trop grande dose hier…  

 

Je me sens mal. Je marche de travers, en direction de la salle de bains, les yeux pesants, afin de prendre une douche. Mon corps et ma tête endormis ressentent à peine l’eau, trop chaude, qui coule le long d’eux. Mes terminaisons sensorielles me lancent un cri : Je dois sortir de ma douche. C’est ce que je fais, lâchement. Je souffre d’un manque de lucidité et ma toilette n’y a rien changé. Peut-être le petit déjeuner le pourra…      

À peine arrivée dans la cuisine je tire une chaise et m’y assoie. Je lance un regard vers la fenêtre. Mes yeux, pas encore habitués à la clarté –Même si l’automne offre un ciel gris, comme hier il me semble…- ont de la difficulté à affronter la lueur extérieure. Le goût amer qui se loge dans ma bouche demande à être rincé. Je me sers un verre vide et me rassoie. Mon esprit se concentre. Que vais-je boire? Du lait! J’en ai une rage. Le frigo en face de moi gronde. Je me lève, toujours sous l’effet de mon médicament, pour m’y diriger. C’est alors que je remarque mon verre, fraîchement rempli du liquide convoité. Il est là, immobile, froid, attendant d’être bu. Mes yeux endormis se sont soudainement arrondis et fixent le contenant. Un frisson longe ma colonne. Je me rassoie bêtement à table. Je me sens tout à coup un peu plus alerte. Je peux maintenant penser. Ma raison m’ordonne de croire que, par un moment d’inattention causé par ma fatigue anormale, je me suis versé moi-même ce lait. Il m’est paru autre chose… Quoi qu’il en soit, il était délicieux.      

Mon appétit s’est ouvert, mon ventre me le murmure. Le rond de la cuisinière rougit et le beurre fond  dans la poêle. D’un son si doux les œufs se cassent. L’odeur m’allèche étrangement. Comme si je n’avais pas mangé depuis quelques temps… Tournés ou brouillés? Brouillés. L’idée m’est très claire alors que je ressens une fourchette dans le creux de ma main. Pourtant il me semble avoir casser les œufs à mains nues. Bien sûr, j’aurais eu besoin de cet ustensile mais il ne me semble pas avoir fait le mouvement nécessaire pour me le procurer. Je lance la fourchette parterre par réflexe et dans un cri d’effroi. Que se passe-t-il? Mes mains s’humidifient, tout comme mon front. Ma mémoire se joue-t-elle de moi? Je n’y comprends rien. La migraine s’installe dans mon crâne. J’angoisse. J’éteins la cuisinière et me précipite au salon. J’ai si peur de souffrir d’une maladie mentale que j’en tremble, j’en pâlis. Mon corps, tantôt si fatigué, est maintenant raide comme bois. Je le balance d’avant en arrière pour me convaincre que je ne suis pas folle. Je dois me ressaisir. Je contourne le mur mitoyen entre le salon et la cuisine pour rejoindre le corridor en direction de la salle de bains. Je me regarde alors dans la glace attentivement pour la première fois aujourd’hui. Je suis si maigre… Si cernée! Je me lance un jet d’eau pour tenter de retrouver mes esprits. Une grande respiration, puis une autre. Courage!    

De retour au salon, la bibliothèque se dresse, fière. Bonne idée, de la lecture pour me détendre. Ma collection de livres est impressionnante. Je les regarde un à un. Mes yeux s’arrêtent sur ma dernière acquisition. Suivant une trajectoire précise, mon bouquin ressort de son emplacement. Je n’y crois pas, je ne veux pas y croire! Suis-je maintenant victime d’hallucination? Ma crainte de folie me revient. J’ai peur. Affreusement! Mon regard se détourne, je ne veux plus voir flotter aucun objet! –Il me semble avoir entendu le livre tomber sur le sol.

Je refais le parcours du salon à la salle de bains plus vite que jamais. J’ouvre la pharmacie  et me prends deux fois la dose recommandée de mon somnifère. Je veux dormir. Demain tout ira mieux.

GUILLAUME LAVOIE

Littérature et imaginaire (601-102-04), hiver 2006


« La punition »

   À l’époque, cela faisait trois années que je vivais dans ma paisible demeure, rongé tranquillement par ma maladie inconnue.  C’était trois ans auparavant, en avril 1903, que j’avais quitté ma famille à Montréal, alors que les regards impuissants des médecins face à mon terrible malaise m’avaient convaincus qu’une vie loin de la ville serait meilleure et plus facile.  J’avais craché aux pieds des prêtres qui me conseillaient de respecter les mystères de Dieu.  Dans la vaste et silencieuse forêt Laurentienne, je vivais beaucoup plus paisiblement.

 

    C’était le cas, cette journée-là, alors que je m’attardais à lire, adossé contre un érable majestueux.  C’était lors de ses séances de lectures quotidiennes que je me demandais si ma maladie, qu’aucun médecin de la ville ne comprenait, ne commencerait pas à atteindre ma tête.  En effet, il me semblait parfois que durant ma lecture, j’entendais une voix puissante qui me parlait de sujets que j’haïssait tant… Cette journée-la, pour ne pas y penser, j’avais levé les yeux vers le ciel pour tenter d’y prédire la température qu’il ferait dans les prochains jours.  De larges nuages noirs aux contours nébuleux arrivaient du sud.  Je me souviens de m’être tourné vers ma hutte, un misérable amas de terre et de bois, et cela m’avait rappelé ma vie antérieure, ce qui me causait toujours un profond sentiment de douleur et de regret.  Je savais que la nuit serait difficile.    

   J’avais bien prédis la température : adossé contre l’entrée de ma demeure, j’observais par l’unique fenêtre la tempête qui rageait à l’extérieur.   Mes mains, endolories par le froid, me faisaient horriblement souffrir lorsque cela arriva.  Il y eut un éclair très vivide et le visage d’un homme m’apparu par la fenêtre.  Il était complètement immobile.  Je tentais désespérément de comprendre ce qui se passait lorsque l’hypothèse la plus probable se présenta.  C’était ma maladie, elle me faisait finalement craquer!  Mais je m’étais dit que je ne me laisserais pas avoir si facilement.  Je me fermai les yeux, car j’étais persuadé qu’à leur ouverture, l’homme serait disparu.  Peut-être aussi était-ce un simple voyageur qui cherchait à être hébergé.     

   À mon horreur, cependant, quand j’ouvris mes yeux, il avait pénétré dans mon domaine (par quel moyen, je ne le saurai jamais).  Véritable vision d’enfer, il m’apparaissait d’une minceur squelettique, les cheveux longs et noirs en noeuds, la pâle peau blanche parsemée de veines bleues et les vêtements horriblement vieux et déchirés.  Ses longues mains aux ongles acérés et noirs de saleté tenaient une vielle hache rouillée.  Dans son visage, je pouvais lire la haine et la folie : ses yeux étaient animés par une passion meurtrière et son sourire démoniaque me faisait frémir de peur.  Il me semblait comme un démon, ou un mort-vivant.           

   Il demeura encore immobile quelques instants, mais après, sans faire un seul son, il leva sa hache et m’entailla le bras droit.  L’horreur que je vivais m’avait fait ignorer la douleur : j’avais baissé les yeux vers mon bras, incrédule, pour y voir une horrible entaille rouge et du sang à profusion.  Je savais, cependant, qu’il me fallait agir si je voulais survivre.  D’un bond d’une agilité surprenante, j’étais sorti de ma demeure et je courais à toute vitesse vers le village, qui était à une quinzaine de minutes de marche.  Le brouillard avait envahi la forêt, et la pluie torrentielle me rendait pratiquement aveugle.  Cependant, ma soudaine détermination à survivre, même si j’étais malade et âgé de plus de cinquante ans, me donnait une force prodigieuse et je faisais bon chemin à travers la forêt.     

   Après une dizaine de minutes de course, j’avais osé regarder derrière moi.  Mon agresseur, inexplicablement, me suivait d’un pas lent à quelques dizaines de mètres.  Malgré mon accès de vividité miraculeux, toute cette histoire me causait un profond malaise, car je ne voulais pas croire cette histoire de démon : j’avais appris, durant ma vie, que c’était impossible.  Ces pensées ne m’avaient pas fait arrêter pour autant.  Après une autre minute de course, ce que j’espérais arriva enfin : les quelques lueurs de village de Saint-Hippolyte.  Arrivé à la première maison, j’avais remarqué un homme qui me dévisageait, visiblement déconcerté.     

 « Mon brave, dit-il à mon arrivée, vous avez là une horrible blessure! Laissez-moi… 

   - Oubliez cela, interrompais-je.  Avez-vous un fusil? »

  Je me retournai.  Le démon approchait d’un pas décidé, la même rage meurtrière à l’œil.  Je le pointai du doigt avant de crier :

   « Il veut me tuer!  Vous devez m’aider! »

   Le pauvre villageois devint plutôt alarmé.

  « De qui, répondit-il d’un ton plus inquiet, parlez vous? »    

  L’être démoniaque avait arrêté et m’observait, souriant d’une façon nonchalante mais purement méchante.  Dès lors, j’avais compris.  Je n’avais pas été très religieux durant ma vie, plutôt le contraire.  J’avais peut-être même causé d’horribles torts à d’autres personnes.  On m’avait conseillé de changer ma façon, mais je refusais.  Ce jour-là, quelqu’un c’est impatienté et m’a envoyé ma punition.    

   Il me laissait vivre, tout juste, et jusqu’à ce jour, je vis encore dans ma paisible demeure, toujours rongé tranquillement par ma maladie qui est à présent connue.  Il me suit partout, me punissant fréquemment de façon physique, mais plutôt spirituelle.  Mais je ne lui donnerai pas la satisfaction de finir ma vie, non.  Ô grand jamais, non… 

FRANCIS NOLAN-POUPART, mars 2006

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)



« Un si beau bébé »

   Ce que je m’apprête à vous raconter n’a nullement comme objectif de vous y faire croire.  Moi-même ne peux encore accomplir pleinement cette tâche. Tout a débuté il y a de cela quelques années déjà.  Je menais une paisible, bien que d’une morose platitude, vie d’étudiante.  Ayant le même copain depuis près de trois années, ce fut tout un choc d’apprendre qu’il partait travailler au loin.  Ce n’était que pour une dizaine de semaines, mais que voulez-vous, l’on finit toujours par s’attacher à ces choses que l’on nomme compagnons de vie.

 

   Pas besoin de vous faire un dessin pour que vous compreniez à quel point nous avons profité de cette dernière nuit ensemble.  Peut-être en aurez-vous besoin d’un pour comprendre que c’est durant cette nuit-là que s’est produite la plus grosse erreur de l’humanité.

   Alors mon amoureux partit pour une province étrangère. À peine une semaine plus tard, ma mère, chez qui je vivais toujours, avait peine à me reconnaître, car j’avais un caractère bourru.  Auparavant si douce, calme et conciliante, je criais alors à chaque ennui.  Ces pauvres médecins que ma chère mère eut toute la misère du monde à m’amener consulter, crurent à une dépression, probablement provoquée par le départ de mon copain.  Mais je sentais que c’était autre chose. 

  Quelques semaines passèrent.  J’avais quitté le collège.  On me croyait folle.  J’enrageais, j’étais toujours d’humeur massacrante.  C’était plus fort que moi, c’était comme si c’était en moi.

  Et puis je compris.  J’étais enceinte et quoi qui germait en moi était maléfique.  Le seul que je pouvais supporter, quand il eut été revenu, était le père de cette chose, avec qui j’étais normale.  Toutefois, j’étais tellement certaine du caractère de notre «enfant» que je pensai à me faire avorter.  Mais à l’instant même où j’y pensai, une crampe déchirante au ventre m’assaillit.  Je crus d’abord à une coïncidence.  Puis j’y repensai.  À tuer cette chose.  Encore une fois, je ne pouvais penser seule.  Elle me punit encore et je m’effondrai sur le sol, affligée d’une douleur atroce.

   J’en étais à cet instant certaine.  Cette chose semblait m’empêcher de penser ou du moins, c’était comme si elle contrôlait mes pensées. Les semaines continuaient de passer et la seule personne à qui je ne pouvais penser en mal, outre mon amoureux, c’était cette chose.  Ironiquement, c’était la seule que je détestais.

  Un jour, j’allumai la télévision et tombai sur une de ces émissions d’évangélisation.  Oh! À moi aussi, cela me paraissait être anodin.  Jusqu’à ce que l’écran de la télévision se fracasse sous mes yeux.  Que Diable y avait-il en moi ?  J’aurais couru à l’hôpital en pressant les médecins de m’avorter, je me serais troué l’estomac, si seulement j’avais pu y penser.

   Puis vint le jour où nous avons dû nous lever à une heure du matin pour nous rendre à l’hôpital.  Dehors, une nuit de juin, en pleine canicule, il faisait aussi chaud que dans les sous-bassements de l’Enfer.  

  C’est à trois heures précises que c’est arrivé.  La chose est arrivée.  En entendant tous ces infirmiers et ces médecins s’exclamer, sans doute comme à leur habitude, «Quel beau bébé!»,  je vins, bien que je ne croyais plus cela possible, à penser que c’était un bébé normal que j’avais porté.  À ce moment, alors qu’ils avaient amené le fruit de mon accouchement dans une autre salle pour le nettoyer, j’étais redevenue moi-même.  Je pouvais penser.

   Mais au moment où ils m’ont amené le bébé tout propre pour que je le prenne contre moi, une terreur inimaginable m’envahit.  Alors qu’ils l’approchaient vers moi, le temps parut s’arrêter.  Ses yeux, parfaitement noirs, ne cessaient de me regarder.  Ils me fixaient si profondément que c’en était étouffant.  J’avais envie de hurler afin que l’on tienne cette maudite chose loin de moi.  Mais je ne pouvais pas crier. 

   Quand, malgré moi, je pris le bébé et que j’accotai sa tête face à mon épaule gauche, il m’enlaça.  Je sentis ses pourtant si petits doigts m’empoigner le dos si fort que j’aurais sans doute pu en garder des cicatrices.  En mon for intérieur régnait une peur, une terreur, une épouvante si atroce que j’avais encore peine à respirer.  J’avais porté en moi le Mal à l’état pur. Il était remonté sur Terre par ma faute.

   Cette épouvante me rongeait à un tel point que je me promis de m’enlever la vie dès que je sortirais de cet hôpital.  J’ai tout essayé, de la lame de rasoir jusqu’à la surdose de médicaments en passant par l’accident d’automobile.  Mais toujours ce Diable, mon fils, est parvenu à m’empêcher de mourir.

  Maintenant, je le regarde grandir et je vois toutes ces atrocités qu’Il provoque à distance, toutes ces guerres, ces accidents et ces meurtres que les chanceux innocents croient être des évènements hasardeux et individuels, mais je n’en dis rien, pas plus qu’Il n’en a jamais parlé explicitement.  Il connaît mes pensées, Il sait que je le sais. Ah! Et les pires atrocités sont à venir !  Croyez-moi, la Terre sera bientôt l’Enfer, paradis de mon fils …

MARILOU PERRON, hiver 2006

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)


« Démence extralucide »

   Rose avait grandi à l’hôpital. C’était une enfant dans un corps qui vieillissait sans elle. J’appréciais beaucoup de prendre le thé en sa compagnie avant de commencer à travailler. Elle aimait grandement les cartes à jouer et prenait plaisir à faire semblant d’y lire mon futur. On aurait pu croire qu’elle faisait partie du personnel; de ces vieux médecins qui s’apprêtent à prendre leur retraite. Parfois, on aurait dit qu’elle avait des éclairs de lucidité et qu’il était possible d’avoir avec elle ce qu’elle aimait nommer  « une discussion de grande personne ». Je l’aimais bien, mais il restait qu’elle était gravement atteinte de déficience et que ses excès de folie étaient pour moi un mystère. Comment pouvons-toi être malade au point de passer sa vie à l’hôpital ?  

 

   - Vous partez déjà ?

   - C’est que le travail m’attend.

 

   - Elle aussi.   »

 

   Encore une fois, son regard était devenu vide et je savais qu’il ne restait plus rien à faire sauf de lui donner ses médicaments. Je me dirigeais vers mon département lorsque je remarquai que l’infirmière de services habituelle n’était pas présente. Je cherchais à la retrouver lorsqu’une jeune femme aux longs cheveux noirs apparut devant moi, me disant sur un ton plus sec qu’elle ne l’aurait souhaité «Elle est absente. Je m’occuperai de vos patients aujourd’hui.» Je hochai de la tête ne sachant quoi répondre. Mademoiselle Lalonde n’avait jamais manqué un jour de travail aussi loin que ma mémoire me permettait de m’en souvenir. Quoique, de ces temps-ci, ma mémoire, comme mes lunettes, ne me permettait pas de voir bien loin.  

 

   Ma première patiente venait d’être opérée au cœur. On lui avait mis un tuteur, car l’artère de gauche était complètement obstruée. Son état était stable lorsque je quittai la chambre pour retourner chercher son dossier. J’étais pourtant sûr de l’avoir amené. J’avais cru être parti depuis seulement quelques instants, mais lorsque je revins, je trouvai l’infirmière debout à côté d’un corps inerte. Elle m’expliqua que le tuteur avait cédé et que j’étais introuvable. Au moment où le médecin de l’étage inférieur rejoignit la chambre, il était déjà trop tard et elle n’avait rien pu pour l’aider. C’était la première fois que je perdais une patiente en je ne savais combien d’années de carrière. Comment était-ce possible qu’ils ne m’aient pas trouvé ? J’étais, pour ainsi dire, à moins de dix mètres de la pièce où le décès avait eu lieu. Décidément, je commençais à prendre de l’âge et cela atteignait peut-être ma lucidité. J’avais dû prendre une pause ou aller aux toilettes. J’ignorais complètement où j’avais bien pu disparaître aussi soudainement.  

 

   Conscient que je ne devais pas délaisser mes autres patients malgré la gravité de la situation, je décidai de m’occuper des cas les plus pressants.  Je rentrai dans la chambre de monsieur Tremblay, qui souffrait d’insuffisance rénale. Je retrouvai l’infirmière qui me regardait de ses grands yeux noirs et vides. Elle me dit alors qu’il était décédé depuis quelques minutes, qu’on m’avait appelé et que j’avais trop tardé à venir. Sa dialyse fonctionnait mal et l’avait empoisonné. Je me demandai pourquoi le personnel de nuit ne s’en était pas rendu compte. On ne pouvait pas s’empoissonner de cette manière aussi rapidement. Cela prend du temps. Pourquoi n’étais-je pas venu plus vite ? Je ne me rappelais même pas que quelqu’un m’ait appelé. Cette infirmière me portait-elle malheur ? C’était peut-être seulement moi le malheur.  

 

   Puis les patients tombèrent comme des feuilles à chacune de mes visites et à chaque fois l’infirmière, qui d’ailleurs ne portait pas de badge et dont j’ignorais toujours le nom, me disait que c’était dû à une erreur de ma part. J’avais l’impression qu’elle était partout. Elle apparaissait dans toutes les chambres sans pourtant m’avoir suivi en route. Tous ses événements commençaient à m’étourdir. Autant de personnes ne pouvaient décéder dans un même hôpital durant un si court laps de temps. Elle me regardait de ses yeux noirs.  

 

   - Est-ce que tout va bien, docteur ?   »

 

   Elle posa sa main sur moi et je crus défaillir. Cela ne se pouvait pas, je devais seulement me sentir faible. Je me dirigeais vers la sortie lorsque je vis madame Lalonde qui me demandait pourquoi je partais si tôt, ajoutant que j’avais semblé étrange aujourd’hui. Je croyais qu’elle était absente.  

 

   Je revins voir Rose avant de quitter l’hôpital. Elle dormait déjà et souriait dans son sommeil. Ses médicaments étaient sur sa table de chevet et je décidai de les prendre. Elle m’avait tiré aux cartes le matin même, me prédisant que j’aillais rencontrer la mort.

ÉDITH TARDIF-PAULIN, hiver 2006

(Littérature et imaginaire, 601-102-04)


AUTOMNE 2006

« Salvia »

Je sens mon cœur se contracter sous l’effet du stress. Mon tour est venu. Je dois faire un effort, je dois me souvenir ! Moi qui croyais pourtant, il y a à peine quelques jours, être en plein contrôle de mes moyens, de ma vie, de ma carrière… Ça y est ! Ça me revient, lentement…

 

***            

Je réalisais le rêve de ma vie. Un court voyage au Mexique payé par la compagnie pharmaceutique pour laquelle je travaillais dans le but d’aller étudier des spécimens de Salvia Divinorum, non pas en serre, mais dans leur véritable état naturel. En tant que botaniste, j’avais toujours été fasciné par cette plante que les prêtres aztèques fumaient afin d’entrer en contact divinatoire avec les dieux et accéder à leur connaissances. Ce voyage me permettrait peut-être enfin de prouver une théorie que j’étais le premier à avancer à propos du mode de reproduction et de la fertilité de cette plante. C’était une occasion unique de me démarquer au sein de la communauté scientifique.              

N’ayant qu’une journée sur le terrain pour accomplir toute ma besogne, j’étais entièrement absorbé par mon travail afin d’être le plus productif possible, tout en me délectant intellectuellement de chaque manipulation. Dans le moment le plus intense de cette extatique communion avec la nature, je sentis un courant passer en moi, que j’attribuai à une sorte d’orgasme scientifique. Reprenant mes esprits après ce bouleversement spirituel, je jetai un coup d’œil à ma montre pour voir le temps qu’il me restait : impossible ! J’étais presque une heure en retard pour prendre le jet privé qui devait me ramener à Montréal.              

Évidemment, jamais je n’aurais pu deviner la véritable signification cet événement en apparence très anodin…              

J’arrivai donc avec une bonne heure et demie de retard au point de rencontre. Me reconnaissant, le pilote grogna : « Vous voilà enfin, docteur Korsakoff ! C’est toujours la même chose avec vous, les scientifiques ! » Mal à l’aise, je me glissai à ses côtés dans l’étroit compartiment de l’avion. Ayant une peur bleue des voyages aériens, j’avalai je ne sais plus trop combien de comprimés de somnifères pour m’assurer d’être inconscient pour la durée du vol. Je m’assoupis avant même que l’avion eut pris son envol.              

Je fis un rêve étrange où une silhouette s’approchait de moi à travers un épais nuage de fumée. L’inconnu se mit à inspirer avec une telle force que toute la brume se dirigea vers sa bouche en formant de grandes spirales et je m’y sentis moi-même aspiré. J’eus soudainement très peur et c’est lorsque je sentis ses lèvres se poser sur mon front que je me réveillai en sursaut, couvert de sueur. Je mis un moment à réaliser que je me trouvais dans ma chambre.  Comment était-ce possible ? Je n’avais aucun souvenir du retour à Montréal. Je crus naïvement que j’avais ingéré trop de somnifères et que le pilote s’était chargé de me ramener chez moi.              

La fin de semaine passa agréablement et mes petits soucis furent rapidement balayés de mon esprit. Comme tout plein d’autres choses d’ailleurs, comme j’allais bientôt le découvrir.              

Je rentrai au travail lundi matin plein d’enthousiasme; j’avais hâte de pouvoir enfin faire l’analyse des données recueillies durant mon voyage. Assis à mon bureau, les échantillons autour de moi, je constatai avec inquiétude que je ne savais pas du tout comment faire le travail qui était devant moi ! Toutes ces actions, que j’étais pourtant tellement habitué d’accomplir tous les jours,  ne me semblaient plus du tout naturelles. Furieux contre moi-même d’être victime d’une telle faiblesse, je parcourus mes livres de botanique à la recherche de l’information nécessaire. J’avais l’impression d’avoir fait un bond en arrière dans mes connaissances. Effrayé par cette soudaine ignorance, je ramassai mes affaires et courus avertir mon chef de département que je prenais une journée de congé, sans trop donner de détails sur mon malaise. « Pas de problème, M. Korsakoff », me répondit-il. « Cependant, j’espère que cela n’affectera pas votre performance de demain soir. Vous n’avez pas oublié le congrès de biologie, j’espère ? Nous comptons sur vous pour faire un brillant exposé de votre fameuse découverte sur la salvia. » À cet instant, je me sentais vraiment troublé et je n’avais qu’une idée en tête : relaxer. Peut-être à cause que je passais mon temps à penser à la salvia, je me surpris à avoir envie d’essayer quelque chose de nouveau… sentiment que je tentai immédiatement de faire taire en moi : je n’avais rien d’un drogué ! J’étais même convaincu d’être un exemple parfait de maîtrise de soi.  Jusqu’à plus tard dans la soirée…            

Une fois rentré chez moi, je m’allongeai sur le lit et m’assoupis. À mon réveil, vers l’heure du souper, je n’étais guère davantage en état de composer un discours. Je décidai d’aller faire une promenade d’une trentaine de minutes pour me changer les idées. Éventuellement je ressentis le désir de rentrer chez moi, et à nouveau j’eus la terrible impression de me sentir perdu en terrain pourtant familier. J’avais beau me concentrer, je n’arrivais plus à me souvenir où j’habitais ! Pris de panique, je me mis à courir dans les rues, tentant en vain de reconnaître un magasin ou une enseigne. J’errai pendants des heures, l’angoisse s’emparant de moi. Je ressentis soudain un besoin tellement intense de me retrouver face à quelque chose de familier que je m’engouffrai sans réfléchir dans la première boutique qui m’inspira confiance. Je me sentis aussitôt à mon aise lorsque je me retrouvai entouré d’une multitude de plantes différentes. Puis, choqué, je réalisai que je me trouvais dans un commerce de substances illicites ! Je me précipitais vers la sortie, me demandant ce qui avait bien pu m’attirer dans cet établissement, quand j’aperçus, sur une étagère, un masque qui semblait être d’origine aztèque. D’un seul coup, tout redevint clair. Je savais maintenant où je m’en allais.              

Je rentrai finalement chez moi, après avoir nerveusement raté trois fois la combinaison du clavier numérique qui gardait ma porte verrouillée. Je m’assis dans la cuisine, réfléchissant à ce que je venais de vivre. Alors, une autre réalité, plus alarmante, se forma dans mon esprit : le congrès ! Je n’étais pas du tout préparé et il était passé minuit ! Je saisis le crayon qui traînait sur la table et je m’apprêtai à écrire mon exposé… mais je constatai que je l’avais déjà fait ! Trois pages pleines de renseignements sur la Salvia Divinorum que je ne me rappelais pas avoir écrites traînaient sur la table. Éprouvé comme j’étais, je ne me souciai même pas de vérifier si j’avais bel et bien composé ces pages durant une de mes périodes de délire…              

J’ouvris les yeux et il faisait clair. Je m’étais assoupi sur la chaise. Je sautai dans ma voiture, arrivant à peine à temps pour le début du congrès. Je me glissai silencieusement derrière la scène en attendant mon tour. Pour être sûr de bien m’exprimer, je jetai un dernier coup d’œil  aux notes que j’avais si bien préparées la veille. Horreur. Je n’en comprenais absolument plus le sens. Impossible !              

Et c’est ainsi que je me retrouvai à quelques minutes de ce qui pourrait être le moment le plus important de ma carrière. Mais je ne me souviens plus de rien à propos de cette maudite Salvia Divinorum. J’entends une voix qui annonce mon nom, puis des applaudissements. C’est mon tour. Je monte sur la tribune, m’installe devant le micro. Je n’ai rien à dire. La sueur dégouline sur mon front. Je regarde mes feuilles en espérant qu’elles me parlent, mais tous ces mots semblent provenir de quelqu’un d’autre que moi. Je balbutie quelques paroles incohérentes. Je cherche des yeux quelqu’un qui pourrait me venir en aide parmi cette foule de scientifiques célèbres qui me semblent pourtant tous inconnus. Et alors je croise son regard avide. Un instant, je comprends tout… puis plus rien. D’ailleurs, qui est ce type ? Pourquoi celui-là ? J’ai perdu la mémoire. Je ne sais plus qui je suis, ni ce que je fais dans cet endroit. Je suis abandonné à un unique sentiment de vide. Je veux m’éloigner de ce lieu, de ces gens inconnus.              

Je descends de la scène et avance dans l’allée qui passe à travers la salle, fixant le vide, murmurant : « Perdu, tout perdu… »

RENAUD BLAIS

Littérature québécoise, profil technologique (601-103-PT)


« Divinorum »

J’ai toujours été curieux. Curieux dans tout, ma mère me le disait toujours. Haha… si elle avait su que ça allait me mener là. Elle en serait découragée. Et si moi, je savais que ça allait me mener ici, au milieu de toutes ces gens… Je ne me serais pas cru moi-même.

 

En fait, je ne le crois toujours pas. Mais puis-je me plaindre?

 

Je l’avoue sans honte, cette curiosité s’est métamorphosée en désir d’essayer. D’essayer des drogues, particulièrement. Rien de synthétique, vraiment, mais Dieu sait combien on peut s’amuser avec toutes ces menues plantes exotiques. À vrai dire, parfois j’essayais des trucs sans trop savoir comment faire. Mais je me suis ravisé en essayant la Salvia. Salvia Divinorum, qu’ils l’appellent, les scientifiques. De bouche à oreille, j’ai appris qu’il fallait être accompagné par une personne sobre pendant le « buzz ». J’ai alors invité mon amie Maya, lui disant que je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais qu’au moins elle allait être là, comme le conseillait pas mal tout le monde que j’ai interrogé au sujet de la substance en question. Personne pourtant n’a pu me décrire correctement les effets de la plante, ce qui m’a fait décider, paradoxalement, de ne pas lésiner sur la dose, me disant que je préférais toujours expérimenter les meilleurs effets dès la première fois plutôt que d’expérimenter plusieurs fois avec la même substance à doses différentes.

 

Alors ainsi j’étais, avec Maya, ma pipe à eau, et une dose de trois décigrammes de Salvia de concentration « 20x », c’est-à-dire plusieurs fois la dose recommandée. J’ai pris une inspiration, deux tout au plus, avant de regarder mes mains. La pipe à eau et le briquet y étaient toujours, mais je ne pouvais plus me rappeler à quoi ils pouvaient bien servir. Je les ai alors tendus à Maya et me suis calé dans mon siège. Et ça a commencé. Une sensation à la surface de ma peau, un genre de grésillement. Puis j’ai eu chaud. Puis j’ai commencé à rire. Maya disparaissait et réapparaissait dans la pièce, dont les murs ondulaient comme des anémones. Les traits de mon amie ont commencé à devenir grossiers, terreux. Son visage a semblé se pétrifier, devenir un masque. Un masque qu’on aurait cru mort, s’il eut été… vivant? Le masque s’est fendu en deux parties dont la symétrie est tracée par une ligne verticale, puis a glissé de chaque côté, révélant une Maya toujours argileuse, mais ridée. Puis ce masque âgé s’est ouvert à son tour sur le visage de jeunesse de Maya. J’aimerais bien me souvenir de plus, mais c’est à ce moment-là que tout est devenu lumineux, blanc. Je ne sais pas pour combien de temps, mais quand je suis revenu à moi, Maya me souriait.

 

— Passé un bon voyage?

 

— Mmmhh... Ouais.

 

J’étais pratiquement en train de grogner. De plaisir? Peut-être. Reste que j’ai passé la nuit entière à parler de Salvia avec Maya. Je lui disais que cette plante ne produisait qu’une petite quantité de graines et que peu de celles-ci germaient un jour. Je lui racontais que c’était une curiosité chez les botanistes, qui voyaient en cela le signe d’une plante hybride, mais dont tous les tests d’autopollinisation donnaient des résultats qui poussaient à croire à l’existence d’une souche unique.

 

C’est à ce moment, je crois, que Maya m’a arrêté.

 

— Comment tu sais tout ça, Matthew? T’étais à peine capable de différencier un plant de Salvia d’un pissenlit, cet après-midi, et là tu me déblatères des trucs de botanique que je ne comprends même pas…

 

Je n’ai su quoi répondre. Elle avait raison. J’étais ignare. Je n’allais même plus à l’école. J’avais perdu toute volonté d’apprendre quoi que ce soit depuis longtemps. Ma curiosité passée avait perdu son sens; tout ce qu’il en restait était la curiosité des… expériences personnelles. Mais voilà que je savais tout sur une substance que je ne connaissais que depuis moins d’une semaine. Divinorum? Était-ce pour cela que les prêtres aztèques fumaient cette plante? Parce qu’elle permettait de savoir, de deviner des choses que l’on n’avait jamais connues avant? D’ailleurs, comment ai-je su que les aztèques en consommaient? Troublé, j’ai répondu à Maya par un mensonge, selon lequel j’aurais étudié la Salvia un peu plus que les autres, cette fois-ci. Même moi, je n’y croyais pas, mais bon. J’avais besoin de dormir.

 

Ce n’est que quelques jours plus tard que je suis retombé sur la fiole contenant les feuilles sèches moulues.  Ma curiosité me reprenait : je devais vérifier si ce que je pensais était juste. Cette fois-ci, sans Maya, pour me persuader que ça ne tenait pas d’elle plutôt que de la plante. Peut-être était-ce aussi parce que je ne voulais pas lui montrer que je paniquais. Peu importe. J’ai réessayé. Je suis allé sur le bord d’une rivière, cette fois-ci, pour m’isoler.  Même chose. Même sensation de chaleur. Cette fois-ci, par contre, Maya étant absente, c’était la rivière qui paraissait changer, refléter beaucoup de lumière, jusqu’à ce que tout autour devienne blanc une fois de plus. Je me suis réveillé encore ébloui, et en m’asseyant, j’ai tenté de penser. De repenser à la même chose que la dernière fois. Oui, la théorie de la plante hybride, les tests d’autopollinisation…

 

Et je me suis exclamé, là, au milieu de nulle part :

 

— J’ai trouvé!

 

Et j’ai couru. Chez moi, me suis-je dit. Je courais le plus vite possible : j’avais trouvé la vraie réponse à l’énigme botanique de la Salvia. J’en étais persuadé, sans même y avoir repensé. C’était assurément grâce à la mystérieuse Divinorum, j’en suis toujours convaincu. Je continuais de courir. Je faisais de mon mieux pour garder en tête l’éclair de génie qui m’avait frappé. J’ai ouvert la porte, couru jusqu’à la table, saisi un papier et commencé à écrire.

 

« Écrire tout ce qui me passe par la tête. De façon claire pour que je puisse y référer plus tard et… le montrer à Maya! Oui! Elle peut m’aider, elle, c’est cert… »

 

J’ai interrompu la phrase que je me disais à moi-même, ainsi que mon écriture frénétique. J’ai levé la tête et eu une poussée de vertige et de confusion : je n’étais pas chez moi! Cette cuisine était beaucoup trop grande pour être mon appartement minable et je n’avais jamais vu le crayon que je tenais. Je me suis levé, et, déboussolé, j’ai marché vers la porte extérieure. Celle-ci pouvait être verrouillée par un système comportant un clavier numérique et un petit écran affichant un code qui me rappelait quelque chose. N’y pensant pas plus, j’ai verrouillé la porte et détalé. D’ailleurs, maintenant que j’y repense, je crois bien avoir oublié mes écrits à l’intérieur de la maison.

 

J’ai dû errer dans les rues pendant une bonne heure avant de repenser à Maya. Je me suis rappelé m’être dit qu’elle allait pouvoir m’aider. Je me suis donc dirigé d’instinct chez elle. J’ai sonné à la porte et elle m’a immédiatement fait entrer. Je me rappelle qu’elle ne m’avait pas laissé placer un mot avant de m’annoncer :

 

— Hé, monsieur le botaniste, regarde ça! Ça pourrait t’intéresser. Tu sais, répondre à certaines questions…

 

Elle a jeté une brochure sur la table. Il y était inscrit, en grosses lettres : « Congrès de biologie de Montréal », et en plus petit, en-dessous, « En primeur : les révélations du docteur Korsakoff sur les mystères de la Salvia. »

 

— Pourquoi pas? C’est demain soir.  

 

Et c’est ici que je me trouve maintenant, au Palais des congrès de Montréal. Nous attendons tous le tour du docteur Korsakoff. Je dis « nous » parce que certains visages autour de moi m’ont l’air familier; il me semble même avoir déjà discuté avec quelques-uns d’entre eux. Ces gens autour, sont-ils d’autres êtres comme moi, hypnotisés par la Salvia? Est-ce à cause de ce docteur que nous savons tout sur cette plante? Voulait-il nous attirer ici? A-t-il un plan nous concernant? Quelque chose de plus complexe que je ne peux l’imaginer? Est-ce seulement ma curiosité qui m’a amené ici? Bien sûr, j’avais pris soin de consommer le reste de la fiole de Salvia avant de venir, question « d’éveiller » cette curiosité.  

 

Il est en retard. Une fois monté sur la scène, les épaules voûtées, en sueurs, il tente de bafouiller quelque chose dans le micro de la tribune. Son regard a l’air à la fois vide et paniqué, ses yeux parcourant la salle d’un côté à l’autre. Il cherche quelque chose. Cherche-t-il de l’aide? Nos regards se croisent, une lueur de folie au fond de son œil. Après être sorti de sa torpeur soudaine, il commence à marcher.

 

Il descend de la scène et avance dans l’allée qui passe à travers la salle, le regard vide, murmurant « Perdu, tout perdu… »

 

KÉVIN BOUCHARD

 

Littérature québécois, profil technologique (601-103-PT)

 

 


« Ravages houleux »

Moi, Charley Charbonneau, je semblais avoir eu jusqu’ici une vie remplie d’évènements normaux et prévisibles.  Études classiques et peu ambitieuses, travail payant mais répétitif et vie de couple parsemée d’échecs résument assez bien mon existence jusqu’à mercredi dernier, le vingt-neuf août deux mille cinq. Pour la plupart des gens, cette date correspond à celle où Katrina défonça les côtes de la Louisiane, mais pour moi, une toute autre chose s’y associe. Elle représente le jour où ma routine bascula.  

 

Aller m’entraîner en piscine a toujours permis à mon corps et à mon âme de rester en forme. Garder le nez collé à une chaise devant un ordinateur ne constitue un véritable effort physique, voilà pourquoi je nageais depuis mon adolescence. Chaque matin, je me traînais, parfois péniblement, jusqu’à la piscine publique pour y exécuter mes cinquante longueurs.  Ce matin du vingt-sept octobre, rendu à ma trente-quatrième longueur, je sentis quelque chose m’attraper par la jambe et me traîner vers le fond. Mon  pied semblait pris dans un tourbillon descendant. Je criai de surprise et de grosses bulles sortirent de ma bouche, créant un remous à la surface. Je me souviens d’une sensation pénible, comme si un étau serrait ma tête, puis plus rien. Quand je repris conscience, je me trouvais au milieu du corridor de longueurs, nageant comme si rien de tout cela n’avait eu lieu.    

Décidant que je devais être surmené, je pris ma voiture et retournai chez-moi, me déclarant malade pour la journée. J’avais dû m’endormir en nageant et rêvé cet épisode étrange. Rien d’anormal de me sauta aux yeux jusque-là, mais, ayant porté une plus grande attention, j’aurais dû voir quel phénomène j’engendrais. « Ça va, mon vieux? », me demanda mon coéquipier de natation dans le vestiaire, la main sur mon épaule, alors que je m’habillais. Quand je tournai sur moi-même pour lui répondre, il n’y était plus. Seule une étrange poussière restait sur mon veston, alors qu’elle ne s’y trouvait pas ce matin. Mais aucun sentiment étrange ne montait à mon esprit.  

Une fois assis à la maison, tout apparut clairement. Cherchant un peu de réconfort, j’appelai mon chat, Tempête, pour le caresser. Une fois arrivé sur mes genoux, le pauvre animal commença à cracher, ses yeux devinrent exorbités, et, tranquillement, sa chair fondit sous sa fourrure. Rapetissant en volume et me fixant toujours de ses yeux effrayés, il devint tout sec avant de se changer en poussière. En moi, apparaissait une douce sensation de soif étanchée, de saine hydratation longtemps attendue. Il me fallut au moins une bonne minute avant que de comprendre que mon chat personnifiait maintenant les débris qui se trouvaient sur mon pantalon. Le réalisant soudainement, je hurlai en bondissant hors de mon siège. Puis, un rire nerveux me secoua et je courus dans mon lit, cherchant du réconfort. J’avais déshydraté Tempête, et ressenti une réconfortante sensation de plénitude suite à mon meurtre. J’étais un monstre!  

Pourtant, les jours suivants passés en solitaire, seul dans mon lit, me permirent de réaliser que ce nouveau pouvoir que j’avais acquis ne comportait pas que des désagréments. Une fois, en pleine nuit, je touchai le premier chien croisé dehors et il se changea lui aussi en tas de poussière blanche. Mon nouveau pouvoir semblait toujours fonctionner! Préméditant la rencontre, j’invitai, le jour suivant, mon patron à la maison, prétextant vouloir parler avec lui de mon état de santé et de travail que je devrais rattraper suite à ma longue absence. Quelle jouissance de les voir, lui et son orgueil narcissique, fondre devant mes yeux dès la poignée de main de bienvenue. En plus, j’en ressentis le même sentiment de soif étanchée, comme si j’avais bu toute l’eau de son misérable corps. Le soir, j’achetai du champagne pour fêter l’événement et les bulles me montèrent à la tête.  

Les jours suivants, je m’arrangeai pour inviter chez-moi, tour à tour, le propriétaire de mon immeuble et mon conseiller en prêts de la banque. Une sensation de pouvoir ultime coulait dans mes veines! Vous imaginerez aussi ma joie lorsqu’une paire de témoins de Jéhovah vint cogner à ma porte, me promettant du changement dans ma vie. Bref, je profitais de ma particularité avec délectation, éliminant chaque irritant qui se présentait à moi et balayant ses défauts d’un coup de balais.  

Cette nuit, je coinçai le nouveau copain de mon ex-petite amie, avec qui j’avais eu une relation plutôt orageuse, dans les toilettes d’un club de danse. Pourtant, en sortant des cabinets, un regard changea l’excitation qui m’habitait en détresse houleuse. Là-bas, au fond de la salle, une femme me fixait de son regard d’eau. M’approchant d’elle, j’appris qu’elle s’appelait Océane et, immédiatement, je sus qu’elle me plaisait. Malheureusement, je compris aussi qu’elle se trouvait  indisposée en raison ma particularité puisqu’elle ne cessait de commander à boire, disant qu’elle n’avait jamais eu aussi soif de sa vie. Ses lèvres gerçaient, ses joues se creusaient. Elle ne faisait que me regarder, et je voyais déjà qu’elle commençait à dépérir. Je faisais mon possible pour ne pas la toucher, ni m’approcher de son joli visage. Je me noyais tranquillement dans un profond sentiment de culpabilité.  

À la fin de la soirée, elle m’invita à marcher jusque chez-elle. Je sentais qu’elle souhaitait m’effleurer, passer son bras autour du mien, mais je m’éloignais gentiment, détournant son attention. C’est fou ce qu’elle me plaisait! Je buvais chacune de ses paroles et sa démarche ondulante faisait monter en moi une vague de chaleur. Arrivés devant sa porte, malgré le désir que j’avais de l’embrasser, nous nous dîmes au revoir et je me suis sauvé en courant. « Attends », a-t-elle crié, mais je ne me suis pas retourné. Avec Océane, j’ai compris que, dorénavant,  jamais plus je ne pourrais aimer quelqu’un sans lui faire du mal. Un mal irréversible qui me procurerait à moi, un bien malsain.  

C’est pourquoi, cette nuit même, j’ai décidé d’en finir avec ce mauvais sort, de plonger à jamais dans l’eau afin d’étancher cette trop grande soif de vie qui m’anime désormais. La solitude me ronge et l’intense déshydratation qui m’habite semble vouée à toujours s’amplifier. Au moins, à la routine simple et monotone qui fut ma vie se succédera une mort significative et désespérée. Qui pourrait ne jamais s’abreuver d’amour? La douleur me transperce, je dois mourir.  

*  

Le lendemain matin, une vague déferlante avait englouti un homme et des témoins racontaient l’avoir distingué, hurlant face au fleuve avant de sauter, la vague immense venant rejoindre son corps. Deux jours plus tard, un tsunami ravagea les côtes de l’Asie, une tempête atteint les îles de la Jamaïque et un cyclone circula dans l’Océan Atlantique, détruisant uniquement un voilier nommé « Océane ».

EMMANUELLE JOBIDON

Littérature québécoise (601-103-04)


« L'imperceptible réflexion »

Une demeure solitaire, manifestement négligée, découpait le paysage mélancolique. Naguère digne de commentaires élogieux, la beauté du bâtiment se dégradait au même rythme que la pourriture rongeant ses volets. Seuls les corbeaux osaient encore s’y aventurer. Pourtant, un homme résidait bel et bien dans ce chef-d'œuvre d’autrefois.  

 

Un silence désagréable régnait à l’intérieur du manoir délabré. Des mains gantées époussetaient avec expertise et délicatesse les photos de voyage de l’homme déchu. Des bibelots de provenances diverses racontaient les aventures palpitantes de sa vie antérieure. Paris, Munich, Moscou, Sydney…il avait tout vu, tout expérimenté. Jadis, Natan menait une existence formidable au côté d’une femme rayonnante de vitalité, incroyablement belle et débordante d’amour pour son mari. Cependant, cette vie de plaisir rencontra inévitablement une fin; madame décéda d’une embolie pulmonaire. Son mari fut profondément perturbé par l’évènement inattendu. Le traumatisme le ravagea, laissant des cicatrices psychologiques à même son âme.  

 

Neuf ans s’écoulèrent ainsi dans la vie misérable de Natan, qui ne sortit plus jamais de chez lui. Il se réduisit à une vie d’ermite dans sa propre demeure en se déconnectant complètement du monde extérieur qu’il avait appris à chérir. Victime de divers troubles obsessionnels-compulsifs et d’une condition physique maintenant instable, sa vie se traduisait en un véritable calvaire. La population environnante avait émis plusieurs hypothèses farfelues concernant le destin du veuf. À quelques reprises, des psychologues tentèrent d’aller rencontrer l’homme afin d’élucider la cause exacte de son mal de vivre. Tous revinrent bredouilles, leurs visages blancs, quasi translucides, trahissant leur effroi.  

 

Depuis, Natan vivait tous les jours de la même façon, sa misérable existence planifiée à la minute près. Tous les jours, à 13 h 12, suite à son ménage journalier, Natan se déplaçait vers la chambre à coucher pour sa lecture quotidienne du journal intime que tenait sa femme autrefois. Il ressentait les mêmes émotions que 24 h auparavant. Il se laissait transporter par sa mélancolie délirante durant 99 minutes exactement. Puis, à 15 h 51, il se levait péniblement de son sofa afin d’aller s’adonner à sa prochaine activité. Un imprévu, aussi petit soit-il, le perturbait profondément et tournait littéralement sa journée en cauchemar. Un jour, il y a déjà 7 ans, saisis d’une rage incontrôlable, il avait détruit les 12 miroirs de son immense demeure. Le tintement du verre cassé, s’apparentant au bruit des fers d’un prisonnier châtié. Dieu seul sait à quoi l’homme ressemble aujourd’hui...

*   *   *   *  

Venant de finir son époussetage, l’homme enleva les gants de plastiques recouvrant sa paire de gants blancs immaculées. Il amorça sa marche éprouvante vers la chambre à coucher. Ses rhumatismes prématurés, dû à son manque d’activité physique, lui causaient des douleurs atroces. À mi-chemin dans son escalier de 14 marches, quelque chose de totalement inattendu se produisit. La clochette de la porte avant retentit pour la première fois depuis 2992 jours, brisant scandaleusement le silence sinistre régnant dans la résidence. Surpris, Natan laissa échapper un juron en se retournant tant bien que mal dans les escaliers. L’individu à la porte, visiblement très impatient, sonna impatiemment à 2 autres reprises. Natan, plus furieux que jamais, sentait son coeur se débattre dans sa poitrine. Une rage comparable à celle de 7 ans auparavant l’animait, le secouait, le ravageait. La colère le forçait à oublier la douleur sidérante dans ses genoux affaiblis que provoquait son déplacement rapide dans les escaliers. Malgré la courte distance entre les escaliers et la porte, les jambes de l’homme brûlaient de l’acide lactique. Il ouvrit d’un coup sec, la plainte stridente des gonds exprimant l’angoisse inapparente de l’enragé. À l’extérieur, un livreur de miroir l’attendait, visiblement à la mauvaise adresse, brandissant son produit étincelant devant lui. Un bruit sourd accompagna la chute de l’homme sur le parquet. Le miroir avait projeté l’imperceptible réflexion de l’homme qui, quelques secondes auparavant, se tenait devant celui-ci : nataN.  

- - Avis de décès - -

Nom, Prénom : Nepala, Natan 

Cause du décès : Arrêt cardiaque

Heure, Date : 13 h 31, 06-06-06

OLIVIER LECLAIR

Littérature québécoise, profil technologique


« L'héritage inavoué »

Samedi soir

C’est demain que j’aménage dans ma nouvelle demeure. Ça va faire du bien de quitter un peu le centre-ville pollué de Montréal et d’aller vivre en Gaspésie. J’ai besoin d’un retour à la nature, et je suis plus heureux que jamais d’avoir déniché cette maison. Quel coup de hasard, tout de même, de m’être trompé de chemin jeudi en rentrant du coiffeur et de traverser le vieux cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Posée sur le sol se trouvait une copie du Journal de Montréal, dépliée et aussi propre et récente que la tombe vers laquelle elle était orientée. La scène donnait l’impression que le lecteur était mort de sa consultation. Je ne lis habituellement pas les journaux : les articles susceptibles de m’intéresser paraissent des semaines à l’avance dans les revues spécialisées. Mais je me sentis attiré par cette copie, et décidai de la lire en marchant. Feuilletant rapidement par manque d’intérêt, je parvins assez rapidement à la section des petites annonces. J’y ai vu une offre trop belle pour être vraie : un Matanais désirait échanger sa grande résidence de trois étages contre un logement au centre-ville de Montréal. Mon misérable trois et demi pouvant être qualifié de « logement », j’entrai en contact avec l’homme. Il accepta mon offre et l’on se donna rendez-vous chez lui dans trois jours.  

 

Dimanche soir

 

Me voilà le propriétaire d’une jolie petite maison près de Matane. L’échange s’est fait rapidement : l’ancien propriétaire, un homme dans la soixantaine nommé Jean Clombay, m’a simplement présenté quelques papiers préparés par un notaire de la région, que j’ai signé Fernand Mormay. Nous en avons aussi profité pour discuter, et nous avons découvert que nous étions tous deux scientifiques : moi, physicien, et lui, chimiste retraité. Il me parla longuement de ses recherches, faites ici même dans cette maison qu’il a habitée une grande partie de sa vie. Apparemment, il y aurait fait de nombreuses découvertes, mais il n’est jamais parvenu à les publier, l’empêchant d’être reconnu et d’avoir son nom dans l’histoire. Je ne pus m’empêcher de sourire : il donnait l’impression d’un vieil homme qui n’a rien fait de grand dans sa vie et qui s’accordait des honneurs afin de bien paraître. La discussion close, il me souhaita bonne soirée et parti à bord d’une vieille Plymouth Caravan sept passagers.

 

Pour ma part, les huit heures de route m’ont épuisé. J’écris ces lignes et je me couche. Demain, je vais faire le tour de la maison et y installer les quelques meubles que j’ai emportés. Si j’ai le temps, je vais terminer mon article sur _______________.  

 

Lundi soir

 

J’ai profité de la journée d’aujourd’hui pour faire le tour de ma nouvelle résidence. Elle est très spacieuse, avec assez de chambres pour loger une famille de dix. C’est étrange qu’un homme seul ait habité ici durant plusieurs années. Peut-être vivait-il avec sa famille jusqu’à tout récemment ? Cela expliquerait pourquoi il désirait déménager. En explorant le sous-sol, j’ai buté contre une porte verrouillée portant un écriteau : « Laboratoire ». J’ai pu l’ouvrir grâce à une petite clé ronde sur le trousseau qu’on m’a remis. À l’intérieur, il n’y avait absolument rien permettant de considérer l’endroit comme un laboratoire. Il s’agissait en fait d’une grande salle complètement vide et d’un propre impeccable. Rien ne laissait présager que des expériences de chimie aient pu s’y produire. Il n’y avait ni équipement, ni table de travail, ni la moindre petite odeur stagnante. Je ne pourrais expliquer pourquoi la pièce était marquée « Laboratoire ». Je n’aurai pas besoin de déplacer l’écriteau par contre : j’y ai installé mon propre équipement, la pièce étant parfaite pour mes besoins.

 

Cela dit, mon article sur ________________ est presque terminé. Il ne me reste que quelques corrections à faire avant de l’expédier par courriel.

 

Je viens de remarquer quelque chose d’étrange en relisant ce que j’ai noté hier dans ce journal. Je croyais avoir conclu correctement, mais la dernière phrase semble incomplète : le dernier mot, le thème de mon article, est absent. Probablement que, sous l’effet de la fatigue, j’avais cru écrire le mot sans véritablement l’avoir fait. Ou bien je me suis endormi en écrivant…  

 

Mardi midi

 

Je viens de terminer mon article. Pas la peine de noter sur quoi il traite, il semblerait que je ne suis pas capable d’écrire ce mot. Hier encore, je me souviens l’avoir noté, mais une fois de plus il ne s’y trouve pas : il y a un trou blanc en plein centre de ma phrase. Cette fois, ça ne peut pas être parce que je me suis endormi en écrivant, puisqu’il y a d’autres choses de notées ensuite. C’est étrange tout de même, ce n’est pas un mot très compliqué, et je l’ai toujours écrit sans problème auparavant. Est-ce le stress du déménagement ? Pourtant, je me sens très serein.  

 

Mardi soir

 

J’ai essayé toute la soirée, mais rien à faire : je n’arrive pas à faire fonctionner ma ligne téléphonique. Je ne pourrai donc pas expédier mon article. Je vais dormir là-dessus. Peut-être que demain tout fonctionnera parfaitement. C’est comme ça, la technologie…  

 

Mercredi midi

 

Je ne suis toujours pas parvenu à établir une connexion Internet sur mon portable : il semblerait qu’aucune prise téléphonique ne fonctionne. Ça ne m’aurait pas servi à grand-chose par contre : mon article a disparu. Il n’était pas dans le dossier où je me rappelais l’avoir enregistré. J’ai cherché partout, consulté l’historique de mon traitement de texte et essayé une restauration du système, rien à faire : c’est comme si je ne l’avais jamais enregistré. Pourtant hier, lorsque j’y ai fait des retouches, il était bien là…

 

Ça fait plusieurs fois que des choses que j’écris disparaissent depuis que je suis arrivé ici. Ça ne m’est jamais arrivé ailleurs. J’aimerais blâmer la maison, mais ça n’a aucun sens : je suis un scientifique et non un fermier superstitieux. Mon ordinateur à dû simplement avoir une défaillance. Je vais devoir réécrire l’article. Je me rappelle vaguement ce que j’avais rédigé, ça ne devrait pas être trop long…  

 

Mercredi soir

J’ai fini ma réécriture. Cette fois-ci, je n’ai pris aucun risque et j’ai imprimé mon document. Je vais le mettre à la poste demain, lorsque j’irai faire mon épicerie au village. Pourtant, j’ai l’impression que quelque chose va encore mal tourner…

Jeudi matin

 

C’est une blague ! Mon article, que j’avais posé sur ma table de chevet, n’y est plus ! La fenêtre était fermée, il ne peut avoir été emporté par un courant d’air. Suis-je somnambule ? J’ai fait le tour de la maison, mais je n’en ai trouvé aucune trace.  

 

Jeudi midi

 

En allant dîner, je suis passé devant la porte d’entrée, et j’ai soudainement été frappé d’une évidence : monsieur Clombay m’avait laissé une clé, mais rien ne prouve qu’il n’en ait pas gardé une copie pour lui. En m’écoutant parler de mes recherches, peut-être que l’ambition, la fortune et la gloire lui revinrent à l’esprit. Ce serait lui qui aurait saboté la ligne téléphonique, supprimé mes fichiers – évidemment après s’être gardé une copie pour lui-même – et volé mes papiers. Ça m’apparaissait soudainement évident. Il n’y avait aucune autre explication logique. Ça devait être cela ! La tension des derniers jours s’est dissipée d’un seul coup.

 

J’ajoute donc le changement de mes serrures à ma liste de commissions d’aujourd’hui.  

 

Jeudi soir

 

Vices cachés ! Il aurait dû m’en parler ! C’est vrai, je suis un homme de science, ce genre de chose m’importe peu, mais il aurait tout de même dû le mentionner !

 

Ma visite de Matane fut d’abord très agréable. Le petit épicier était charmant, ce qui m’aida à endurer ses prix exorbitants. Le serrurier m’a dit qu’il passerait vers vingt et une heures (il vient d’ailleurs tout juste de terminer son travail). Je me suis ensuite arrêté dans un casse-croûte pour souper. Ne m’ayant jamais rencontré, les habitués de l’endroit m’abordèrent et me demandèrent d’où je venais. Ne voulant passer pour un touriste, je leur affirmai que j’avais acquis la résidence de Jean Clombay.

 

C’est alors que les trois hommes prirent un visage horrifié, comme s’ils avaient vu la mort. Voyant que je ne comprenais rien de leur réaction, ils me demandèrent si j’étais au courant des événements qui avaient eu lieu dans ma maison, plusieurs années avant mon arrivée. Je fis signe que non, et ils me décrivirent un drame terrible : l’ancien propriétaire, monsieur Clombay, voulait montrer à sa famille un phénomène qu’il venait de découvrir, la ________________. La présentation tourna au drame lorsqu’une fausse manipulation dégagea des vapeurs toxiques. Sa femme et ses deux filles périrent dans le laboratoire. Personne ne sut comment l’homme s’en était sorti vivant. Depuis, il était devenu solitaire, sortait peu et, malgré qu’il s’approvisionnait toujours en équipement, il ne laissait plus aucune trace de ses recherches scientifiques. 

 

Pourquoi ne m’a-t-il pas dit cela ? Peut-être était-ce trop dur d’en parler. Ou bien savait-il que ça n’influencerait en rien ma décision d’acquérir la résidence ? Après tout, ils sont morts. En quoi cela m’affectait-il ? Tout de même, j’ai l’impression que le vieux chimiste voulait me cacher quelque chose…  

 

Vendredi matin

 

On ne peut faire confiance à personne dans ce monde ! Le serrurier est parti avec tout mon équipement de recherche ! Qui d’autre aurait pu s’introduire chez moi depuis l’installation de mes nouvelles serrures ? Il devait être un professionnel, avec des années d’expérience à faire des crimes semblables : pas la moindre trace ou empreinte, et pas un seul objet laissé derrière. Il est parti avec tout, vraiment tout ! Il ne me reste pas même une fiole ! Je ne sais plus si j’aime cette ville…  

 

Vendredi midi

 

Je suis confus. Non, je suis sûr de moi. Sûr de quelque chose d’impossible. Je viens d’y penser : la porte de mon laboratoire était bien verrouillée ce matin lorsque j’y suis entré. Le serrurier a peut-être changé les serrures extérieures, mais pas celle du laboratoire ! Comment aurait-on pu s’introduire à l’intérieur ? La porte n’avait pas été forcée, et moi seul possède la petite clé ronde.

 

J’ai longtemps sondé l’intérieur, à la recherche d’une issue secondaire. Rien. Hormis par la porte, la salle est complètement inaccessible. Le crime se serait donc produit… de l’intérieur ? Et l’équipement n’aurait pas quitté la pièce, il aurait simplement… disparu ? Suis-je fou de penser ainsi ?  

 

Vendredi soir

 

J’ai la solution ! J’ai enfin compris ! C’était si simple pourtant ! C’est tout à fait logique, raisonné et plein de bon sens!

 

Qui aurait effacé les termes scientifiques de mon journal ? Qui aurait fait disparaître mon équipement ? Pourquoi les recherches de Jean Clombay cessèrent-t-elles d’être fructueuses après la tragédie ? C’est si simple, un enfant aurait compris.

 

Un enfant, oui un enfant, comme ceux qui sabotent ma vie depuis que je suis arrivé. Et leur mère également. Ils en veulent à la science ! C’est à cause de la science qu’ils sont morts ! Ils veulent se venger des scientifiques comme moi ! Le vieux chimiste était faible, il les a laissées contrôler le reste de sa vie, et finalement il s’est enfui. Moi, je suis fort, et maintenant je connais la vérité ! Je vais les confronter ce soir. Je me suis barbouillé le corps de dessins de phénomènes et de gros mots compliqués. S’ils en veulent à la science, ils vont avoir affaire à moi ! Je vais les provoquer chez eux : ce soir, je couche dans le laboratoire, et je verrouillerai la porte pour me dissuader de quitter. J’emporte ce journal avec moi pour y noter le cours des événements.

  ------------------------------------------------------------------------------------  

On retrouva ce journal six mois plus tard, posé près du corps de Fernand Mormay, dans le laboratoire. Il ne restait plus que les os.

VINCENT LIZOTTE

Littérature québécoise, profil technologique


« L'eau éternelle »

Mardi

Vent : S-E - 25 km/h

Pression atmosphérique : 102.40 kPa

Température : 20 °C  

Nous avons mis le cap vers la haute mer pour éviter les ouragans qui s’abattent présentement sur la côte est américaine. Avec un peu de chance, nous nous acquitterons de ce détour de 500 milles nautiques en une douzaine de jours. D’ailleurs, dix-huit jours nous séparent maintenant de Québec et il en reste presque autant à notre trajet. Jusqu’à présent, tout s’est déroulé sans incidents et une vague impression de déjà vu nous laisse croire que le reste du voyage suivra cette même voie, peut-être est-ce à cause des mois que nous avons appliqués à l’étude des cartes avant de partir.  

Nous ne pouvons plus attendre d’être rendus à St-Martin pour célébrer notre dixième anniversaire de mariage. Dans cette perspective, mon épouse m’a fait remarquer que nous arriverions bien plus vite à notre destination en établissant des quarts de pilotage. Elle prendrait le jour et moi, la nuit. Puisque nous n’avons que quatre mois de vacances pour accomplir la traversée et profiter des moments là-bas, nous allons commencer dès demain à appliquer ce partage des tâches. Après tout, c’est aussi plus sécuritaire que de laisser le pilote automatique fonctionner seul.    

Mercredi

Vent : E. - 23 km/h

Pression atmosphérique : 102.10 kPa

Température : 19 °C  

Première nuit, seul. J’ai remarqué que Marie ne m’a pas raconté sa journée dans le journal de bord. Malgré la fatigue, j’ai maintenu le cap et l’allure du bateau avec assez d’aisance. Je crois avoir parcouru plus de distance que ce qui était prévu puisque mon système de positionnement par satellite m’indiquait une vitesse de 8 nœuds, alors que mon cadran mécanique ne m’affichait qu’une moyenne de 5 nœuds. Cette vitesse doit être due à un fort courant de surface dans la même direction que moi. Pourtant, il n’était pas là la dernière fois. Il est six heures trente. Le soleil se levant, je vais aller me coucher auprès de la femme et me confondre en elle pour les deux minces deux heures qui séparent nos périodes de travail.    

Jeudi

Vent : E. - 21 km/h

Pression atmosphérique : 102.00 kPa

Température : 18 °C  

Deuxième nuit. Je crois m’habituer à cet horaire nocturne. Tout s’est déroulé plutôt rondement : le bateau a bercé tranquillement ma douce, qui dormait dans la cabine de proue. Je suis toutefois inquiet que de l’eau se soit répandue dans l’entre-coque. Il faudra que je colmate cette fuite en arrivant au port dans quelques jours. Les feux de navigation se sont également mis à scintiller vers trois heures, émettant une sorte de clignotement rapide comme un battement d’ailes, une illumination divine. C’est probablement l’œuvre de l’eau qui s’est infiltrée dans les circuits, ou bien c’est la noirceur dans laquelle je m’engouffre qui commence à me rendre sensible à la lumière.    

Vendredi

Vent : N.-E. - 18 km/h

Pression atmosphérique : 101.50 kPa

Température : 16 °C  

Troisième nuit. Je m’ennuie des longs moments passés à discuter avec ma femme. Il me semble que notre dernière conversation remonte à des années. J’ai eu froid cette nuit et la solitude a commencé à peser sur mon moral. Je vais m’en remettre, enfin je crois. Ce qui me fait garder espoir, c’est que nous arriverons dans quatre jours, si mes calculs sont exacts. Ma vitesse de croisière de ces dernières nuits aura donc raison de la douzaine de jours prévus au départ. Aussi, quand j’ai franchi les quelques marches me séparant de la cale, j’ai remarqué qu’il n’y avait plus d’eau dans la coque et que tout était complètement sec. Toute cette eau ne peut s’être envolée en une journée, à moins d’un miracle ! Par-dessus tout, un sifflement a commencé à se faire entendre vers trois heures. Il ressemblait à une voix féminine, mais chaque fois que je suis allé rejoindre ma femme, elle dormait profondément. Je connais le vent et je sais qu’il ne peut émettre de tels sons simplement en s’écoulant le long des voiles. Je vais tâcher de porter une oreille plus attentive demain pour déceler l’origine de cette plainte. Il est cinq heures trente. Le soleil se levant, je vais aller rejoindre Marie et me coucher auprès d’elle. Ces moments deviennent franchement plus appréciés.    

Dimanche

Vent : N - 12 km/h

Pression atmosphérique : 98.30 kPa

Température : 11 °C  

Je n’en reviens pas ! Chaque fois que je suis descendu dans la cale je pataugeais dans l’eau. Je croyais pourtant que ce fâcheux dégât s’était nettoyé tout seul vendredi dernier. Je perds  vraiment le fil des évènements ! Dans cette optique, à un certain moment, tous mes instruments ont cessé de fonctionner dans une harmonie plutôt déconcertante. Je n’ai donc aucune idée de la distance que j’ai parcourue ces dernières heures, ni vers où je me suis dirigé. J’ai simplement eu l’impression de m’approcher de quelque chose, mais je ne saurais dire quoi…Tout m’est inconnu. J’aime mon épouse. J’ai peur. Il reste également le troublant sifflement qui est revenu vers trois heures et n’a pas cessé depuis.  

« Jacques… Jacques… Jacques… »   

C’est sans l’ombre d’un doute une voix de femme. Mon nom répété à intermittence commence sérieusement à agresser mes nerfs, il me hante et résonne dans ma tête comme les cloches d’une église. Je suis à vif. De mes rares instruments toujours fonctionnels, le baromètre m’a lancé une pression atmosphérique très basse. Ai-je pris de l’altitude ou est-ce un orage qui s’annonce ? Il est quatre heures et le soleil se lève. Je n’irai pas rejoindre ma femme maintenant. Je vais attendre qu’elle vienne me retrouver. Je dois lui parler.        

Mercredi

Vent : 0 km/h

Pression atmosphérique : 0 kPa

Température : confortable  

Je n’ai pas dormi. Je ne peux dormir. Je veux dormir. Nous aurions dû arriver à Orlando hier. La nourriture manque. Un vide glacial m’entoure, tout est sombre. Marie me parle, je lui parle. Je ne comprends pas ce qu’elle me dit. Je ne la reconnais pas. « Plonger ! Pourquoi plonger ? » Je m’ennuie. « Peut-être. Après tout… »    

 

Samedi

« Un bateau est retrouvé en mer. Il semble que son propriétaire se soit noyé au même endroit que sa femme 10 ans plus tôt. »

GUILLAUME ST-LAURENT

Littérature québécoise, profil technologique


« L'ombre de moi-même »

Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip.


Déjà le matin. La nuit a été beaucoup trop courte. Tu ouvres les yeux et tu aperçois deux petites billes jaunes qui te fixent intensément. Samy, ton fidèle compagnon félin au pelage de jais et aux yeux jaunes ambrés, est confortablement blotti sur ton ventre. Tu le déposes sur le plancher et tu t’extirpes de peine et de misère de tes couvertures chaudes et moelleuses. Tu te diriges vers le miroir et tu constates quelle mine atroce tu as. Tu ne te souviens pas entièrement de la soirée d’hier, car l’alcool coulait à flot et tu as peut-être légèrement abusé. Par contre, tu te souviens tout de même que tu t’appelles Charline Dorval, que tous tes amis t’appellent Chado, que tu as la maison pour toi toute seule pendant une semaine et que tu dois te préparer pour aller travailler.

Tu décides de sortir dehors histoire de faire passer le terrible mal de tête qui te martèle le crâne. À l’extérieur, l’air est frais et le soleil brille de tous ses feux. La journée s’annonce  radieuse. Au loin, tu aperçois des enfants qui jouent, le vieux puits des Miller et une balançoire qui va et vient au rythme de la brise. Un frisson te parcours l’échine. Tu décides de rentrer.

Après avoir déjeuné, tu te diriges vers la douche histoire d’essayer d’enlever l’odeur d’alcool qui te colle à la peau. En sortant de la douche, tu remarques quelque chose d’étrange. L’ombre que tu projettes sur le sol semble différente. Peu importe. Qui se soucie de son ombre de toute façon ? Sans plus de questionnements, tu montes à l’étage et tu te places devant le miroir pour débuter l’ « opération maquillage ». Tu sors un tube de rouge à lèvres de ta jolie petite trousse rose et tu en appliques généreusement sur tes joues. Sur tes joues ? Comment as-tu bien pu mettre du rouge à lèvres sur tes joues ? Un moment de distraction probablement. Tu te promets de ne plus jamais boire autant. Malgré cette bonne résolution, tu ne te sens pas très bien.
Tu as des vertiges et des picotements se font ressentir partout sur ton corps.
Tu t’assieds sur ton lit.
Tu te sens de plus en plus mal.
Tu regardes une fois de plus cette ombre étrange sur le sol.
Maintenant tu as peur.
Tu ne sens plus ton corps.
Tu te lèves d’un bond et tu te mets à courir partout dans la pièce.
Pourquoi est-ce que tu fais ça ?
Tu n’en as aucune idée.
Tu es incapable de t’arrêter.
Tu ne commandes plus ton corps.
Tu n’es qu’une marionnette.
Comment cela est-ce possible?
Quelqu’un aurait-il pu mettre de la drogue dans ton verre hier ?

Soudain, tu aperçois ton ombre et tu constates que c’est toi qui exécutes les mêmes mouvements qu’elle. Tu cours encore incapable de t’arrêter. Tu sens à nouveau des picotements, puis tu arrêtes de courir. Tu sens que tu as repris possession de ton corps, mais pour combien de temps ? L’ombre sur le plancher semble rire de toi. Maintenant tu en es certaine : c’est sa faute. Tu te recroquevilles dans un coin de la pièce et tu pleures toutes les larmes de ton corps. Environ vingt minutes s’écoulent avant que tu ne ressentes à nouveau les picotements.

Ça y est.
Tu ne sens plus ton corps.
Bien malgré toi, tu descends les escaliers et tu te diriges vers le salon.
Tu voudrais pouvoir crier, mais l’ombre te contrôle une fois de plus.
Tu te diriges vers le chat.
Tu passes tes mains autour de son petit cou.


NON !
Tu serres.
Tu serres.
Tu serres.
NON!
Ton fidèle compagnon te regarde de ses magnifiques yeux jaunes.
Il a peur, il est effrayé, il ne comprend pas.
NON!
Il ne bouge plus.
Tu sens des picotements.

Tu reprends le contrôle de ton corps.
Tu vomis.
Tu vomis.
Tu vomis.
Tu trembles.
Tu pleures.

Que faire ? Mettre fin à tes jours ? Et si ton ombre pouvait contrôler ta dépouille? Tu ne voudrais surtout pas qu’il arrive quelque chose à ceux que tu aimes. Pense. Pense. Pense.
Il ne te reste probablement pas beaucoup de temps avant la prochaine crise. Vite! Trouve quelque chose! Ca y est : la lumière ! Une ombre ne peut exister sans lumière, c’est évident. Quel est l’endroit le plus noir que tu connaisses ? Mais oui… Il faut faire vite.

Tu sors de la maison en courant.
Allez, plus vite, plus vite !
Tu cours à toute vitesse pendant deux ou trois longues minutes.
Tu es essoufflée.
Tu sens que tes jambes vont défaillir.
Non, courage, tu y es presque.
Ca y est.
Tu ramasses un galet par terre et tu le jettes dans le puits.

1…2…3…4…5…6…7…8…Plouc.

Ça devrait faire l’affaire.
Tu enjambes le petit muret de pierre.
NON!
Pas les picotements!


FRÉDÉRIQUE RIVARD-PARENT

 


 

« Sous l'emprise de la peur »

Le bonheur de lire est tellement imprévisible qu’un lecteur exercé s’en étonne lui-même. C’est seulement aujourd’hui que je saisis pleinement le sens de cette phrase, tirée d’un livre, dont le nom de l’auteur m’échappe. Malgré les cinquante-trois années de lectures approfondies et les 2378 livres traînant derrière moi, c’est uniquement maintenant que je comprends l’essence de cet extrait. Toute ma vie durant, j’ai lu et relu à en troubler ma vue, qui arrive de moins en moins à supporter les minces lettres sans l’aide de mes précieux verres ornant le bout de mon nez. De Balzac à Zola, en passant par Jules Vernes et Agatha Christie, j’ai tout lu, ou presque. Cependant, c’est la première fois que j’ai affaire à un livre de la sorte. C’est sans aucun doute le livre le plus terrifiant et celui qui me marquera le plus du reste de mon existence. Ce matin, je me rendis comme tous les samedis matins à la librairie, dans le but de me procurer un nouveau roman pour me tenir compagnie jusqu’au samedi suivant. En parcourant les allées d’un œil averti, je tombai sur un des rares livres qui m’était encore inconnu. Son étrange format et sa couverture mordorée suscitèrent immédiatement mon intérêt. Je le pris donc sans hésitation. La pire gaffe de ma vie.

C’est uniquement rendu à mon domicile que je découvris le titre du roman : La peur. Le manque d’originalité de l’auteur me déplut aussitôt puisque j’avais déjà répertorié une dizaine d’oeuvres portant le même nom. C’est néanmoins celui dont le titre reflète le mieux son contenu. Je débutai avec hâte la lecture de ce nouveau périple. Dès les premières lignes, Maryse, une femme du même nom que ma mère, s’apprêta à mettre au monde par césarienne un jeune garçon du nom de Maurice Mortimer, tout comme moi, ou plutôt c’était moi. Je restai stupéfait pendant un long moment. Les pages suivantes décrivaient avec une attention particulière tous mes faits et gestes lors de ma jeunesse, allant même piger dans les profondeurs de mes premiers cauchemars. Ce livre me connaissait plus que je ne me connais moi-même. Mais un grand expert en roman comme moi ne se laissera certainement pas impressionner par une idiotie d’œuvre littéraire. J’eus peut-être tort de penser ainsi. Je fermai donc pour la première fois le bouquin à la page 25, lorsque celui-ci décrivait, avec adresse, mon accident de vélo le jour de mon cinquième anniversaire. Je tentai en vain de trouver le nom de l’auteur ou de l’éditeur. Aucune référence n’était inscrite. J’étais déboussolé.

 Je décidai d’aller me coucher, même si je savais pertinemment que je n’allais pas fermer l’œil de la nuit. Ce fut en effet ce qui se produisit. Je m’imaginai qu’en me réveillant, un monstre intergalactique  serait venu ajouter un peu de fiction en venant chercher le personnage du livre, me chercher. Le lendemain, les mêmes mots décoraient les mêmes pages. Malgré moi, je continuai à lire ce roman, ou plutôt cette biographie. Mes souvenirs défilaient de page en page sans que je puisse faire quoi que ce soit. Ma vie était étalée là devant moi, à la portée de n’importe qui. Je n’osais même pas regarder les dernières pages, ne voulant point connaître le destin qui attendait Maurice Mortimer. Je ressentais au plus profond de moi-même une envie de jeter La peur au feu, mais mon instinct de lecteur et ma curiosité s’opposaient plus fortement à ce désir. Ah! La curiosité. Je ne maudis maintenant que trop cette caractéristique de l’esprit humain. C’est elle qui me permet de connaître, malgré moi, mon avenir. Après quelques heures de lecture intense, mes yeux s’arrêtèrent sur le moment où je me procurais mon livre chez le libraire. Je fermai le roman  pour une deuxième fois, de peur de ne plus pouvoir en supporter davantage.

Ce matin, en ouvrant l’œuvre, j’eus, bien sûr, droit à ma journée d’hier garnie de détails que je ne me rappelais pas moi-même. Me voilà maintenant au chapitre d’aujourd’hui. Je ne risquai pas immédiatement la lecture de la suite, car je tenais mordicus à improviser ma journée, de manière à agir contre mes habituels désirs, dans le but d’observer la réaction de La peur. Après avoir été Chez Richard, où seule l’odeur de cigarette suffisait à me convaincre de ne plus revenir, à la buanderie du coin, même si j’avais mes propres électroménagers, et après avoir vu un film morave, dont le sens de l’histoire m’a complètement échappé, je décidai de revenir à mon domicile pour voir ce que ce morceau littéraire me réservait comme surprise.

Mon enthousiasme s’estompa rapidement lorsqu’il décrivit fidèlement la journée sinistre d’aujourd’hui. Je ne connaissais pas trop la raison de cette surprise, car je me doutais bien de ce dénouement. Alors,  je me décidai enfin. Je me précipitai dans l’inconnu et lus la journée de demain, dans l’espoir de déjouer le livre et de mettre fin à la malédiction qui planait au-dessus de moi. Demain sera un jour qui ressemblera aux autres jours, avec les mêmes actions banales. J’irai acheter du lait chez le même épicier et mettre de l’essence à la même station service. Voilà! j’avais trouvé. Ma victoire sera certainement acquise. Je n’avais qu’à aller chez un autre épicier et m’adonner à une toute autre activité imprévue. Le sort serait ainsi rompu et cette morose expérience ne serait que du passé. C’était bien mal connaître La peur. Lorsque je retournai chez moi pour contempler l’efficacité de cette idée astucieuse, je ne pus que constater le génie de mon adversaire, qui semblait être bien plus coriace que je ne l’avais imaginé. Je ne tenais plus en place. Ce misérable livre avait changé le cours de l’histoire pour s’adapter à tout ce que j’avais fait. Il détenait une âme, la mienne. C’était maintenant irrévocable. La peur était en vie et m’utilisait. Il était rusé, ce bouquin, il avait pensé à tout. Je ne pouvais pas me débarrasser de lui, sinon je mettais sans doute ma vie en péril, puisque c’est comme si je me débarrassais d’une partie de ma vie. J’assénai un violent coup de pied au bouquin, qui fut propulsé contre le mur. Le choc avait abîmé le coin droit de sa couverture. Je me calmai ensuite et allai me promener dehors. Après plusieurs minutes de marche, une vive douleur à l’épaule droite me força à tirer ma révérence à l’intérieur pour me détendre. Une fois rentré, je me morfondis contre mon oreiller, le regard arrêté sur le livre, étrangement revenu sur ma table de chevet. C’est étonnant ce qu’on peut avoir le sommeil difficile lorsqu’on est conscient que notre destinée est tracée, là, à côté de nous.

Les jours s’écoulèrent lentement et je commençais à m’accoutumer à la présence de cette espèce de clone littéraire. J’avais maintenant pris l’habitude de lire, le soir, les journées fraîchement vécues. Mon existence était quelque peu redondante et cette caractéristique entachait évidemment la lecture du roman. L’idée de devoir lire ma vie pendant encore longtemps m’était inconcevable. Mettre fin à cette malédiction  relevait du besoin vital. Il me semblait davantage important de me sortir de cette impasse que de me vêtir. Je me sentais néanmoins à bout de ressources. Mes tentatives de déjouer le livre étaient toutes vaines. Je ne me plaisais vraiment plus à lire ce roman, que je qualifiais maintenant d’un ennui mortel. Que faire? Il était hors de question que je me débarrasse de ce démon. Jamais il m’était arrivé de ne pas terminer une lecture et ce n’était pas maintenant que la tradition allait cesser. J’étais las de feuilleter les pages racontant la morne existence d’un pauvre type. Contre mon gré, j’étais inlassablement attiré vers ce livre, qui semblait avoir une importante emprise sur moi. Chaque jour, mes doigts craignaient de caresser les fines couches de papier et mes yeux mordaient chaque lettre avec dégoût. J’étais de surcroît rebuté tous les soirs, lorsque je devais laisser un peu de moi-même à travers cet objet maléfique. Encore ce soir, j’échouai dans ma tentative de résister au besoin de lire. Je fus plongé dans l’écriture imagée d’une journée aussi pénible que les précédentes. Ma vie ne pouvait plus avancé dans ce sens, dirigée par l'autographe d’un manuscrit. Sa présence me devenait insupportable. Je devenais apeuré par l’épaisse masse carrée qui décorait ma table de chevet.

Voilà ce que le roman me dit aujourd’hui : « Maurice alla souper en solitaire au restaurant reliant les rues Morillon et St-Jacques. Après avoir dégusté son éternel morceau de porc et laissé un maigre pourboire, il retourna à son domicile par la marche. En traversant le pas de la porte, son regard se posa immédiatement sur la table, où reposait paisiblement son livre […] Ses mains frémirent à la sensation des nervures de la couverture de La peur, qu’il ouvrit non sans crainte. Il lut quelques pages avec angoisse, avant de prendre une longue, interminable gorgée de café.» Je tournai la page et les suivantes étaient vides. Il me semble que le café avait un étrange goût, ce soir.

 
Le nom Maurice Mortimer est signifiant dans le sens où le prénom et le nom de famille possèdent la même syllabe «mor» au début, ce qui réfère à une idée de double. Aussi, cette syllabe annonce en quelque sorte la mort du personnage, même si il n’est pas clairement dit qu’il meurt. Un peu comme Poe l’a fait. La lettre «M» est symétrique et fait référence au double, à un autre lui, présent dans le livre La peur.

Les mots commençant par «mor» annoncent, comme le prénom, l’idée de mort.

 

 

 

ALEXANDRE BERNIER

 

 


 

 

AUTOMNE 2007

« Prémonition »

Ce matin-là on nous promettait un soleil ardent, mais mon premier coup d’œil à l’extérieur fut décevant : que de la pluie. J’eus beau prier le ciel, les nuages gris s’agrippaient de toutes leurs forces à la voûte céleste. La fête de la paroisse était annulée, mais j’avais un second plan en tête pour occuper mes longues journées d’automne. Pas question de restée cloîtrée dans mon minuscule appartement situé sur la rue de l’Église d’un petit village peu connu…

Ma plus chère amie avait décidé de se lancer en affaire dans les mois précédents, et la librairie qu’elle dirigeait se trouvait tout près de chez moi. Malgré de forts vents et une pluie torrentielle, j’enfilai un imperméable et affrontai les intempéries pour aller lui rendre visite. L’endroit, plutôt bien récupéré vu l’état des lieux quelques temps auparavant, aspirait à un succès imminent. Les clients affluaient abondamment chaque jour et les affaires semblaient florissantes. Pas étonnant que je fusse moi-même conquise par l’aspect envoûtant des lieux, où chaque bouquin semblait  vouloir dire « Prends-moi ! ». Après avoir attentivement observé le contenu des rayons, mon regard se posa sur un gros livre à la reliure de cuir noir. Un journal, de toute évidence, qui se mourrait d’accueillir mes mots sur ses pages vierges. Complètement conquise par l’aspect un peu vieillot du livre, je décidai d’encourager ma copine dans son entreprise et du fait même, me remettre à l’écriture. Je ramenai donc mon précieux achat à la maison.

Excitée à l’idée de retremper ma plume dans son encrier, je pris tout juste le temps de retirer mes bottes en entrant dans l’appartement. Je déballai vivement le paquet pour pouvoir observer la douce couverture à ma guise. Ce n’était pas une aubaine, mais quel objet ! L’orage qui sévissait au-dehors ayant finit par causer une panne de courant, c’est confortablement installée à la lueur d’une chandelle que j’inscrivis mes premiers mots : Samedi, le 6 juin 2006… Soudain, on cogna à ma porte. Je quittai ma table de travail à regret pour aller répondre, et à ma grande surprise je n’y trouvai personne. Je retournai donc écrire tout à mon loisir, bien contente de n’avoir été dérangée plus longtemps quand tout à coup, on frappa de nouveau de façon très insistante. Excédée, je fermai violement mon livre. Encore une fois, même résultat : personne. Voyant que la frêle lueur de ma chandelle faiblissait, je décidai d’aller me coucher sans toutefois me préoccuper du journal resté ouvert.

À mon réveil, l’orage faisait place à l’accalmie et l’électricité était de retour. Le chant des oiseaux me tira hors de mes songes juste à temps pour que je puisse écouter le bulletin de nouvelles matinal. On y parlait entre autres d’une jeune femme qui avait été victime de la foudre aux alentours de 13h18 la veille, tout juste après la messe de midi. Elle avait malheureusement succombé à ses blessures quelques heures plus tard. N’étant pas d’humeur à entendre d’aussi tristes événements, j’éteignis mon téléviseur et installai mon noir journal sur mes genoux. Je peinai à l’ouvrir, croyant que l’encre avait fait coller les pages entre elles, mais ce que je découvris en les séparant délicatement dépassa tout ce que je pouvais imaginer ; non seulement la couleur de l’encre était passée du noir au rouge, mais des dessins macabres recouvraient entièrement la page entreprise la veille. Une vision parmi ces gribouillis me glaça le sang : au centre était inscrit clairement 13h18 avec un immense éclair traversant les chiffres.

Rencontres fortuites, coïncidences ne tenaient pas une grande place dans ma conception du monde. J’étais persuadée que tout avait un but, une orientation voulue, une raison d’être, que je fusse ou non à même de la saisir. Cette étrange apparition dans mon beau cahier tout neuf me laissa tout de même perplexe. J’évitai donc soigneusement d’écouter les nouvelles télévisées jusqu’au jour où dans mon cahier s’inscrivirent de nouvelles notes intrigantes, à la suite d’un autre étrange orage : « Jeanne – ce soir. » Rien d’autre, ce qui accentuait d’autant plus ma crainte… Jeanne était ma sœur. Ce soir-là, dans son sommeil, elle fut victime d’un arrêt cardio-respiratoire. Elle n’en est pas revenue.

À partir de ce jour, je lu chacune des inscriptions avec la plus grande attention et chaque fois, cela me conduisit à un accident tragique que j’aurais visiblement pu éviter. Je ne parlai de ce cahier à personne ; on m’aurait enchaînée à tout jamais à la camisole ! Comment aurais-je pu être crédible en me prétendant un soi-disant don de voyance ? Je me mis à craindre le mauvais temps. Je guettais chaque soir la venue de nouveaux indices sur les pages tachées de rouge, craignant chaque fois que la mort ne jette son dévolu sur une autre personne aimée…

Vint le jour où le journal me fit cadeau d’une carte. Guidée par la peur, je suivis instinctivement les pas proposés, ce qui me conduisit au bout de ma rue. Peut-être pourrais-je enfin sauver une vie ? Je bifurquai dans une cour clôturée où les ombres des sépultures dansaient à la lueur de la pleine lune. À mes pieds, un trou.

Au loin, un hurlement s’éleva. Le vent, peut-être.

ANNE-AUDREY BOISSONNEAULT

Programme P@scal


« Pas classique »

Prêt à décoller dès 7h20. Matinal pour un vacancier, mais pas assez pour attraper les premières lueurs du jour à hauteur de nuages. Les dernières traces du lever de Dame Nature sur la montagne avaient disparues. J’étais le seul propriétaire d’hydravion dans cette partie-ci du lac du Missionnaire. Un lac qui partageait le surnom de « lac Long » avec de nombreux lacs du Québec. Si les ramifications du réseau hydrographique québécois livrent tous leurs secrets du haut des airs, il n’en était pas autant de mon imposant vivarium. Un peu plus tôt, penché au-dessus du contenant de verre, je n’arrivais pas à mettre la main sur mon phasme. L’insecte-branche allait sûrement réapparaître, camouflé à un endroit où je m’y attendais le moins.

 


J’avais gagné mes ailes il y a dix ans de cela. J’étais pilote pour une compagnie d’aviation à laquelle on allait prochainement ajouter mon nom, David Siren, à la liste des associés. Piloter équivalait pour moi à conduire une voiture. D’ailleurs, cette fois là, je syntonisais la chaîne culturelle. Planer, au sens littéral, en écoutant du jazz était une possibilité méconnue du grand public. J’écoutais la radio d’une oreille distraite, mais pas assez pour manquer les deux courts moments où la musique d’ambiance luttait contre une série de chiffres dictés tout haut comme le chanterait une connexion de modem. Le technicien à la mise en onde était sûrement un étudiant en remplacement pour l’été. N’empêche que l’animateur ne s’était pas excusé pour les désagréments occasionnés par les problèmes techniques, comme on s’y serait attendu.

On approchait de la demie de l’heure, j’avais donc déjà consommé une quantité appréciable de carburant. Les nouvelles régionales débutaient. Un sujet m’importait, la réglementation interdisant le déboisement sur les berges. En tant que résident à l’année du tour du lac, je savais déjà que les gens prenaient la nature pour acquis. Peu importe, on annonçait un drame à la Classique internationale de canots : un canotier manquait à l’appel. Son coéquipier, vraisemblablement sous le choc, affirmait qu’il s’était volatilisé en pleine course entre La Tuque et Trois-Rivières. Son témoignage écourté me laissa sur ma faim. Le disparu était à l’avant de l’embarcation, celui qui avait regagné la rive racontait comment sa silhouette était devenue floue, puis s’était transformée en un nuage alphanumérique avant de disparaître. Quelqu’un était en détresse entre ici et La Tuque, histoire abracadabrante ou pas. J’avais entre les mains tout ce qu’il me fallait pour me transformer en sauveteur, même sans mandat officiel.

J’étais d’abord allé me ravitailler, au frais de la compagnie qui était basée tout près de là, au lac à la Tortue. Après avoir placé la pompe à carburant munie d’un microtamis, je regardais, comme ça, en direction du massif de rosiers qui bordait le hangar 2. Alors que j’allais consigner la quantité de carburant ajouté durant le remplissage, le pourtour de ma feuille s’était constellé lui aussi de lettres et de chiffres. Mes yeux accomplissaient l’aller-retour entre la feuille et le rosier, n’admettant pas l’impossible. Les couleurs de l’arbuste s’étaient estompées pour faire place à un mirage composé de caractères symboliques rappelant la forme des fleurs en question. Un autre clignement des yeux et ceux-ci s’étaient rouverts pour constater qu’il manquait une fleur. Je ne pouvais en être sûr, en fait, je croyais que l’adrénaline me jouait des tours. Si j’étais en alerte à ce point, ça devait plutôt être parce que cette personne avait besoin de moi.

Par la suite, le fait de tenir les commandes ne chassait pas complètement de mon esprit  les circonstances incompréhensibles de toute cette recherche. Je quadrillais méthodiquement la rivière Saint-Maurice en remontant vers le nord. Sans succès. J’étais à la hauteur des coureurs qui étaient en rabaska. Mon disparu était dans la catégorie C2 Expert. J’étais à l’affut des petits rapides et des marmites où pouvait se déposer un corps. Le tableau de bord m’indiquait que je devais rebrousser chemin, les mains vides. Direction sud-est. Je survolais à nouveau la rivière, en sens inverse cette fois-ci.

J’avais parfaitement effectué mon approche pour l’amerrissage, d’abord aux instruments, puis à vue. Cela relevait de l’automatisme puisque j’étais de retour chez-moi. À la fin de cette journée, je faisais toujours partie de ce monde et il semblait qu’un autre avait eu moins de chance. L’eau du lac du Missionnaire était calme. Ma surprise en était encore plus gigantesque lorsque l’eau s’était mise à miroiter avant de se transformer en vagues animées par une combinaison binaire. À deux mètres et demi sous l’avant de mes flotteurs, un homme brandissant un aviron était soudainement apparu. J’avais redressé le nez de l’appareil en catastrophe pour finalement exécuter une remonté spectaculaire et lui sauver la vie.

 

 

 

VIRGINIE CHAGNON

 

Programme P@scal

 

 


 

« Les âmes de pierre »

 

 

Bientôt un an que maman était disparue. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais ressenti le besoin de poursuivre malgré tout cette tradition que nous avions de nous retrouver, elle, ma sœur et moi, dans un petit chalet de Métis-sur-Mer. Nous avions commencé ces petits voyages au bord de la Gaspésie alors que j’avais quatre ans et ma sœur tout juste deux. Même pendant notre secondaire, lorsque le congé de la fête du travail nous offrait une journée supplémentaire aux fins de semaines régulières, nous nous gâtions toujours avec ce petit périple familial. Quand nous furent séparés par nos études et amours, cette fin de semaine devint sacrée. Elle était notée des mois en avance sur chacun de nos calendriers et aucun de nous ne cherchait jamais d’excuses pour la fuir.    

Ce soir elle n’était plus là. J’étais assis seul à la table ou nous avions si souvent joué aux cartes. Ma sœur ayant décliné mon offre, trouvant ma subite nostalgie complètement ridicule, la chambre ou se trouvait deux lits double me paraissait inutile. Le coucher de soleil était magnifique. Aussi émouvant et splendide que la toute première fois où je l’avais aperçu et que ma mère m’avait murmuré «un coucher de soleil, c’est éternel, comme l’amour que j’ai pour toi mon petit Pedro». J’ai pris l’appareil photo et, respectant encore la coutume, en ai pris quelques clichés. Si nous restions trois soirs, nous prenions au moins une photo de chacun des couchers de soleil et nous nous amusions à en comparer la beauté, les reflets et les couleurs une fois revenus en ville. Petit moyen de faire durer le charme.

Las de rester fixement devant la grande fenêtre, j’ai décidé d’affronter le vent des marées basses d’automne. J’ai sauté de pierre en pierre jusqu’à atteindre, à quelques centaines de mètre de mon point d’origine, la limite de l’eau. Je me suis placé tant bien que mal une fesse sur une roche et j’ai plongé le regard dans l’eau. Je comptais inconsciemment les minuscules crevettes qui se tortillaient, s’accrochant tantôt dans les algues, tantôt dans les multiples fissures qui zébraient le roc. Lorsque la noirceur a commencée à se faire plus menaçante, j’ai rebroussé chemin de peur de ne plus voir ou je mettrais les pieds. Je n’ai fais ni un ni deux et je me suis affaissé dans le plus proche des lits, sombrant immédiatement dans un sommeil triste.

Comme je n’avais même pas pris le temps de fermer le rideau, les premiers rayons de soleil m’ont tiré de ma rêverie. Éblouis par ce spectacle que j’avais bien moins souvent la chance d’admirer, j’ai décidé de me lever malgré la fatigue qui me tenaillait encore. Après m’être mis de l’eau à chauffer pour mon premier café de la journée, j’ai tendu la main vers mon appareil photo. Pendant que je fixais l’horizon, quelque chose a attiré mon attention. Il me semblait voir quelque chose de nouveau. Le paysage avait changé. Les pierres de la grève semblaient s’être multipliées, déplacées. C’est impossible voyions. La marée n’est pas au même niveau que la veille, c’est normal, elle découvre peut-être plus de rochers qu’hier soir, tout simplement. Ou alors j’hallucine complètement!  Je me suis retourné vers la bouilloire qui sifflait et j’ai oublié cet instant d’interrogation.

Encore une journée de beau soleil que j’avais passée à lire sur une chaise dans le sable. Décidément, j’adorais encore et toujours autant la tranquillité des lieux. Il y avait si peu de gens. Des voitures étaient stationnées dans les entrées des chalets avoisinants, mais je ne voyais plus les personnes que j’avais croisé le jour de mon arrivé, postés sur leur balcon. Observer les marées et les levers et couchers de soleil me permettaient de faire la paix avec moi-même. La vie continue. Bien que la perte hâtive de ma mère me pesait, je trouvais de quoi me réconforter dans ce paysage pur, simple. Le soir venu, je m’étais rendu au restaurant le Matelot, non loin du lieu ou je logeais, savourer leur imbattable spaghetti aux fruits de mer. De retour juste à temps pour le coucher de soleil, j’avais machinalement fait glisser la fermeture éclair de l’étui dans lequel reposait mon appareil, puis, après l’avoir dirigé vers le soleil, j’avais appuyé sur le bouton. J’étais ensuite allé, comme la veille, m’écraser sur le plus près des deux lits, en passant cette fois d’abord par la fenêtre pour défaire le rideau.

Ce geste m’avait donné un bon deux heures de sommeil supplémentaires. Je me sentais beaucoup moins lunatique et endormi que la veille. J’avais mis de l’eau à chauffer pour mon éternelle dose de caféine matinale et m’étais tourné vers la fenêtre. Cette fois, c’était encore plus fort comme sensation. Quelque chose changeait définitivement d’un jour à l’autre. Pour me prouver que ce n’était pas un effet de mon imagination, j’ai enfin eu l’idée de regarder les photos prises la veille et l’avant-veille. C’était évident maintenant. Des rochers s’ajoutent de jour en jour, de marée basse en marée basse. Comment? Ce sont d’immenses pierres, un mètre de haut parfois, sur autant de large, ils ne peuvent pas apparaître comme ça. La panique me pris. Que se passait-il? Les rochers du fleuve St-Laurent n’étaient quand même pas vivants! Pour me calmer, j’avais décidé d’aller interroger le gardien du phare au cours de la journée, il saurait bien me dire si j’étais fou ou non. Alors que je me retournais pour prendre le sac de pain, quelque chose avait attiré mon attention au milieu de la grève. Un miroitement dans le sable.

Laissant mon café sur la table, j’avais attrapé mon polar et j’avais bondi de pierre en pierre jusqu’au lieu de l’éclat. À côté d’une petite roche semblable à un quadrupède encerclée de trois rochers très hauts se trouvait un minuscule collier à chien. La médaille dorée reflétait le soleil lorsque celui-ci, à travers les feuillages, se rendait à lui. Je le reconnaissais. C’était le collier du chihuahua de la famille dans le chalet à la gauche du mien.

J’avais cogné à la porte, attendu une réponse qui n’était jamais venu. J’avais senti quelque chose de froid dans mon cou puis plus rien, mais ce soir, une pierre s’ajouterait encore.

 

 

 

RAPHAËLLE DELISLE

 

Programme P@scal

 

 


 

« La vieille maison aux chênes »

Lundi matin, Wald ouvrit les yeux, puis serra les paupières à nouveau, obturant la lumière de l’aube. Il s’étira, faisant craquer ses membres et son tronc, puis se traîna hors du lit et à travers sa chambre, évitant le chevalet, les cahiers à croquis et les boules de papier. Il s’habilla en pensant à sa grand-tante, Mlle Tesfort, qu’il n’avait pas vue depuis des années. Le coup de téléphone de la veille l’avait plutôt surpris, et s’il n’était pas vraiment empressé de s’occuper des chats de la vieille dame en son absence, son zèle d’artiste conjurait les souvenirs lointains d’une ancienne maison à pignons surplombée d’une colline couverte de chênes. Ça valait bien la peine de nourrir quelques sales bêtes. Wald choisit quelques fusains, plissant les yeux en essayant de se remémorer de quoi ces chats avaient l’air, mais il ne put se rappeler avoir vu deux fois le même.

 

***

 

Wald claqua la portière de sa vieille Volkswagen et leva les yeux vers la vieille demeure, se sustentant des rayons de soleil filtrés par les arbres la dominant. Il retira la clé de sous le paillasson et la tourna dans la vieille serrure. La porte ouvrit en grinçant et il bondit, regardant le sol à temps pour voir un éclair orange entre ses jambes. Bravo, tu as déjà laissé sortir un stupide animal! Il versa la nourriture, évitant de regarder les quelques bêtes distantes. À midi, Wald était assis sur le devant de la voiture, cartons et bâton noir à la main, capturant la propriété sur papier. Il accentua d’un trait un bras de chêne, puis tendit le cou pour changer d’angle, captant un éclat doré. Il cligna des yeux et plissa le front, mais la vision resta, vacillant derrière l’air lourd de chaleur. Wald déposa son matériel et s’approcha, s’arrêtant à quelques mètres. Il déglutit, mais le goût aigre demeura. Les branches du chêne craquèrent et ses feuilles frémirent. Wald se concentra sur l’immobilité des membres tigrés. Il recula vers la maison, ses pensées se bousculant.  Génial, la première fois que tu vois ta tante en dix ans, et tu peux lui dire que tu as tué son chat. Vraiment. Génial. Il ressortit de la maison une couverture à la main, et revint vers le chêne, balayant les branches des yeux. Après quelques minutes, il dut se rendre à l’évidence que le chat n’était plus là. Ni la branche. Est-ce que des animaux sauvages pouvaient vivre dans une forêt de chênes? Il s’essuya le front et tendit l’oreille, mais n’entendit rien, pas même des cris d’oiseaux. Il réprima un frisson et, écœuré, décida qu’il en avait assez fait pour aujourd’hui. Laissant la couverte sur le porche, il verrouilla la porte puis partit. ***Minuit. Wald se retourna dans son sommeil, agité. Il se réveilla à nouveau en sursaut et se dirigea en trébuchant vers sa fenêtre. Toujours rien. Il se recoucha, mais le sommeil de venait pas. Après quelques temps, le grincement sur la vitre recommença. Wald se tourna vers le mur, força les battements de son cœur à ralentir et enfonça sa tête sous son oreiller.

 

***

 

Wald alla nourrir les chats le lendemain après-midi, mais ne resta pas à la vieille maison pour continuer son dessin; le soleil était absent ce jour-là. Son énergie aussi.

 

***

 

Deux jours plus tard, la lumière était de nouveau adéquate pour que Wald continue son travail. Après avoir nourri les animaux de compagnie dans l’ancienne demeure, il s’installa de nouveau sur son automobile avec son esquisse, son morceau de fusain et une bouteille d’eau. Quelque chose ne va pas. Il se leva et s’avança un peu, puis recula, puis fit quelques pas vers la droite. Qu’est ce que…? Il se déplaça encore, mais il n’y avait rien à faire : les arbres semblaient avoir bougé. Bougé? Tu délires. Ce doit être la soif. Wald dévissa la bouteille d’eau avec des doigts tremblant et en but quelques gorgées. Il se rassit sur la vieille voiture allemande et passa l’après-midi à travailler les détails de la maison, remettant à plus tard ceux de la forêt, ignorant la sueur froide collant sa chemise à son dos.

 

***

 

Les deux jours suivants, Wald ne regarda pas vers les chênes. Dimanche il décida finalement de se concentrer sur la forêt; il ne pouvait raisonnablement passer plus de temps à dessiner les fenêtres du deuxième étage de la maison! Tentant d’ignorer les différences entre le travail déjà fait et la forêt devant ses yeux, Wald se mit au travail. Chaque fois qu’il levait les yeux, des branches semblaient avoir apparu. Il passa quinze minutes à tracer plus de feuillage sur un coin de l’esquisse qu’il pensait auparavant n’être qu’un bout de ciel. Sa respiration était saccadée. Soudain, un coup de vent brisa le calme, et son travail s’envola, virevoltant dans le courant d’air et se déposant au pied d’un chêne. Wald se leva et marcha d’un pas raide jusqu’en lisière de forêt, regarda rapidement les alentours puis se baissa pour ramasser son dessin. Une surface rugueuse serra son coup, son sang battit dans ses tempes et tout devint noir.

 

***

 


Lundi matin, Mlle Tesfort rangea sa voiture dans l’allée. Elle regarda avec suspicion la vieille Volkswagen stationnée de l’autre côté de la rue, puis rentra chez elle.

Wald se sustentait des rayons du soleil. Il sentit un brusque coup de vent. Son tronc craqua, et ses extrémités frémirent.

 

MYRIAM DESBIENS

 

Programme P@scal

 

 


 

« Le marais »

Au début, je n’avais pas peur. En fait, je ne me rappelle pas avoir connu la peur avant d’avoir emménagé dans cette demeure. Si ce n’avait été de ma femme qui était tombée amoureuse de l’endroit, rien ne m’aurait jamais convaincu de m’installer dans ce coin aussi reculé de la Louisiane. La maison était très ancienne, datant probablement du XIXe siècle. Elle était entourée d’arbres immenses. La peinture était écaillée à plusieurs endroits, les volets étaient tombants et le toit avait grand besoin d’être retouché. En fait, tout dans cette maison avait plus ou moins besoin d’être rénové. Les fenêtres étaient capricieuses. Certaines refusaient de s’ouvrir, alors que d’autres s’obstinaient à ne pas se refermer une fois qu’on les avait ouvertes. Les planches craquaient sous nos pieds et les escaliers gémissaient. Quant à la porte menant au sous-sol, elle restait impossible à ouvrir, malgré tous nos efforts. Sans doute avait-elle été bloquée de l’intérieur. Le marais sombre et sinistre qui entourait la cour s’étendait sur des kilomètres, de sorte qu’il fallait au moins quinze minutes de route pour rendre visite au voisin le plus proche. Non, décidément, si ma femme n’avait pas été aussi enthousiaste, jamais je ne serais venu vivre dans ce trou.

 

Il semblait toujours faire froid et sombre. On aurait dit que le soleil ne parvenait jamais à traverser la couche de branches et de feuilles au-dessus de nos têtes. Seul le cri des corbeaux nous parvenait à travers le marais. Nous étions seuls, c’est peu dire. C’est au cours d’un après-midi de ce genre que des choses étranges ont commencé à se produire environ deux semaines après être emménagé.

 

Je venais de réparer les volets de la cuisine et me dirigeai vers le salon quand j’aperçu la porte des escaliers menant au sous-sol grande ouverte. Curieux, me suis-je dit. Cette porte avait pourtant refusé de s’ouvrir depuis notre arrivée. Je me suis alors penché sur le seuil. Aussitôt une froide humidité m’a collé au visage et une odeur aigre m’a fait plisser du nez. Je n’ai distingué que de sombres ténèbres et sur les murs je n’ai aperçu aucun interrupteur.

 

- Martine?, ai-je appelé.

 

Le silence seul m’a répondu. Il n’y avait personne dans la cave. Je suis donc retourné dans la cuisine et je suis sorti dans le jardin par la porte de derrière. Martine était agenouillée par-terre, les mains enfouies dans la terre noire, le front en sueur. Elle plantait soigneusement ses rhododendrons, qui lui donnaient du fil à retordre.

 

- Martine, c’est toi qui as ouvert la porte du sous-sol?, lui ai-je demandé.

 

Elle a tourné vers moi ses grands yeux verts, le tablier taché de terre et d’engrais.

 

- Je croyais que c’était toi, m’a-t-elle répondu, l’air un peu étonné.  

 

Pendant un instant je suis resté là, l’air interdit. Comment cette porte avait-elle donc pu s’ouvrir? J’en suis finalement venu à la conclusion que suite aux nombreux coups que je lui avait donnés la veille, elle avait dû finir par se débloquer et qu’elle s’était enfin ouverte grâce à un courant d’air.

 

Oui.

 

C’était la seule explication.

 

Lorsque je suis sorti de ma stupeur, Martine était retournée à ses rhododendrons. Je suis revenu dans la cuisine. Le volet s’était décroché à nouveau et pendait lamentablement au-dessus du jardin. Je me suis alors dirigé dans le couloir séparant la cuisine du salon pour retourner chercher mes outils. La porte du sous-sol était fermée. Étrange. L’avais-je refermée avant de sortir? Je ne pouvais me le rappeler. J’ai tourné la poignée et j’ai tiré. La porte ne s‘ouvrait pas. J’ai tiré encore plus fort. Toujours rien. Elle était  bloquée à nouveau.

Cette nuit-là, j’ai eu peine à m’endormir. La fenêtre était ouverte dans notre chambre au deuxième étage et le vent faisait virevolter les rideaux comme des spectres. Je me retournais sans cesse sous mes couvertures. Dehors, les feuilles bruissaient et les branches craquaient. Et si l’une d’entre elles tombait sur le toit? À mes côtés, ma femme dormait à poings fermés. Des bruits étranges me parvenaient du marais. Sans doute des cris de bêtes.
Et soudain, je l’ai entendu. Un sifflement. Aigu. Aussi bas qu’un murmure, mais distinct. Bon, il n’y avait pas assez du vent, il fallait que les grillons s’en mêlent aussi, ai-je pensé. Mais ce n’était pas les grillons, finis-je par conclure au bout de dix minutes. Un grillon ne pouvait produire un son pareil! De temps à autre, la tonalité du bruit changeait. Tantôt sourd, tantôt strident. À moins que le vent ne distordait les sons. Mais il ne semblait pas vouloir s’arrêter. Cet animal ne reprenait donc jamais son souffle?

 

Exaspéré, je me rappelle m’être levé pour fermer la fenêtre. Mais comme bien des fenêtres dans cette maison, elle a refusé de se fermer. J’ai poussé de toutes mes forces, mais en vain. J’ai fini par renoncer et j’ai pris appui sur le rebord, promenant mon regard vers le marais. Je ne pouvais rien distinguer dans l’obscurité qui puisse m’aider à identifier d’où provenait ce son. Quelle était cette ombre en bas? C’était une souche. Les branches se balançaient doucement au rythme du vent et au-dessus de moi, la lune brillait faiblement à travers les feuilles. Toujours ce son. Mes cheveux se sont dressés sur ma nuque et un frisson m’a parcouru l’échine. Sûrement à cause de l’air frais. Après une dernière tentative tout aussi lamentable pour refermer cette satanée fenêtre, je suis retourné m’engouffrer sous mes couvertures. Une fissure dans le cadre devait sans doute laisser passer l’air, ce qui produisait ce sifflement. Un peu comme le principe d’une flûte. Je m’en occuperais dès le lendemain, me suis-je promis.

Mais en me réveillant le matin suivant, j’ai tout de suite remarqué que la fenêtre était fermée. Avais-je finalement réussi à la refermer? Étais-je somnambule? Lorsque je suis descendu à la cuisine, sans prendre garde à la boue sur le plancher, j’ai demandé immédiatement à Martine si elle avait bien dormi.

 

Elle a répondu que oui.

 

Je lui ai ensuite demandé si elle avait fermé la fenêtre.

 

Elle a répondu que non.

 

Avais-je simplement rêvé tout ça? Il semblait que oui. Pourtant...

Tard dans l’après-midi, Martine m’a annoncé qu’elle sortait faire des courses au supermarché le plus proche. J’en ai donc profité pour aller jeter un oeil à cette fenêtre. Suite à un long examen, j’ai dû en déduire qu’il n’y avait aucune fissure. La fenêtre était en parfait état.

 

Un grand fracas provenant de l’étage inférieur m’a fait soudain sursauter. Martine était-elle déjà rentrée? Je suis sortis et j’ai descendu les grands escaliers menant jusqu’au salon. Mais rendu à mi-chemin, je me suis figé de stupeur. Les verres de la bibliothèque et l’écran de télévision avaient volé en éclats. Des miettes de verre et des dizaines de disques jonchaient le tapis. Certains étaient cassés, alors que d’autres étaient tordus. Un voleur était-il entré et avait tout saccagé?

 

Puis soudain, un bruit sourd comme si quelqu'un laissait tomber quelque chose de lourd a retenti dans la cuisine. Je n’osais faire un seul geste. En réalité, je n’aurais eu  qu’un pas à faire et en m'étirant le cou dans le couloir, j’aurais facilement pu identifier ce qui se passait dans la cuisine. Mais j’étais terrifié. Mon cœur cognait dans ma poitrine comme s’il avait voulu la défoncer. L’intrus avait peut-être senti ma présence, car tout était terriblement silencieux depuis un moment. Peut-être était-il parti? Des traces de boue tachaient le plancher. J’ignore combien de temps je suis resté là, à attendre. Un silence de plomb régnait dans la maison. Lorsque je suis sortit de ma torpeur, je me suis risqué à jeter un oeil dans le couloir. Je me suis collé au mur et j’ai regardé lentement, centimètre par centimètre, puis je me suis arrêté, épouvanté.

 

Je l’avais vu.

 

Lui.

 

Ou plutôt cela.

 

Et cela m’avait vu également.

 

Pendant un quart de seconde, juste avant qu’il ne referme la porte du sous-sol où il était parti se cacher. J’ai cru un moment que mon cœur allait cesser de battre. Jamais je n’avais vu une telle horreur.

 

Un corps long et mince. Affreusement mince. De longs membres effroyables. Squelettique. De grands doigts. Brunâtre ou verdâtre. Je n’aurait su dire. De grands yeux ronds et noirs, brillant comme des scarabées.

 

Pendant un long moment, je suis resté incapable de contracter le moindre muscle, complètement paralysé, osant à peine respirer. Depuis quand cette chose rodait-elle dans ma maison? C’était impossible. Où avais-je la tête? Une telle créature n’existait pas! Je me suis sentis défaillir, mes genoux ont fléchi et je me suis affalé par-terre, le dos au mur. Ce devait être une hallucination causée par la peur ou tout simplement par le stress du déménagement, me suis-je dit. Après tout ça n’avait duré qu’une seconde à peine. Ou alors je deviens fou... J’avais presque réussi à me convaincre que je n’avais rien vu lorsque j’entendis juste derrière moi la porte s’ouvrir...

Cela fait plusieurs heures à présent que je me cache dans le marais. Le vent fait bruisser les feuilles au-dessus de moi et les branches craquent. La lune, presque invisible à travers la végétation, éclaire le jardin d’une lueur presque fantomatique. J’observe et je surveille la maison. Soudain, un cri d’oiseau. Je m’accroupis et me cache derrière les massifs de rhododendrons. J’attends Martine. Elle va bientôt arriver. Sans tarder, un sifflement aigu se fait entendre. Je souris. De mes longs doigts minces, je porte à mes lèvres une limace que je gobe.    

 

 

 

SABRINA FONTAINE-POULIN

 

 


 

« De l'autre côté »

Mon réveil fut loin d'être agréable, ce matin. Mais me suis-je seulement réveillé? Je donnerais beaucoup pour que tout ça ne soit finalement qu'un cauchemar. Je me réveillai de mauvaise humeur, en retard de près d'une demi-heure. Bondissant de mon lit, les yeux encore tout ensommeillés, je ne fis pas trois pas avant de foncer de plein fouet dans le mur de ma chambre. Comment était-ce possible? C'était à croire qu'un fou s'était amusé à tourner mon lit de 180 degrés pendant la nuit pour me déboussoler complètement. Je m'étais levé du mauvais côté du lit, celui qui donnait sur le mur. Sur le coup, mon esprit encore embrumé mit cela sur la faute du mauvais réveil, mais je devais découvrir par la suite qu'il n'en était rien.

 

Encore un peu sonné, je pris le chemin de la salle de bain de mon spacieux appartement. Étant cadre supérieur dans une grande société de Montréal, c'était en effet la moindre des choses que d'avoir un bel appartement. J'arrivai dans la salle de bains, et entrepris ma toilette matinale. Pourtant, mes malheurs n'étaient pas terminés : je me coupai un nombre incalculable de fois en me rasant. Mais que m'arrivait-il donc? Je me promis de consulter rapidement un médecin sur cette étrange perte d'habileté.

 

Puis, tâchant de me dépêcher un peu, j'enfilai une de mes chemises griffées. Je remarquai avec énervement que les lettres « Tommy Hilfinger » brodées sur le devant de la chemise l'étaient à l'envers! Je maudis intérieurement la couturière stupide incapable de faire ce travail sans se tromper, mais je n'avais pas le choix, j'étais déjà assez en retard. Je me convainquis que les gens prendraient cela pour une nouvelle mode; de toute façon, avec tout ce que les designers nous sortent ces temps-ci, ça pourrait aussi bien l'être.

 

Finalement, je réussis tant bien que mal, malgré un autre incident étrange (je passai une bonne minute à chercher la poignée de la porte de mon réfrigérateur avant de m'apercevoir que je la cherchais du mauvais côté), à sortir de mon appartement et à partir dans ma rutilante Mustang de l'année.

 

Je n'avais pas fait dix mètres que je vis une grosse fourgonnette roulant sur ma voie me foncer droit dessus, klaxonnant à tout rompre. Par un réflexe prodigieux, je réussis à éviter la collision, injuriant copieusement le conducteur de l'autre véhicule au passage. Je repris ma droite, mais je me trouvai à nouveau en face d'une autre voiture, une Echo bleue cette fois, avec de gros dés accrochés au rétroviseur, visiblement pilotée par un fou furieux. Une nouvelle fois, je réussis par miracle, dans un tintamarre de klaxons, à éviter l'accident. Ébahi, je me rangeai sur le côté de la rue, et ce que je constatai me surpris encore plus, si chose était possible: tous roulaient à gauche! Je pensai brièvement avoir été téléporté d'une quelconque façon en Angleterre, mais quelques jurons bien québécois me firent abandonner cette conjecture. En désespoir de cause, je penchai pour l'hypothèse de la caméra cachée, même si, au fond de moi, je savais bien que c'était bien trop organisé et cohérent pour être le cas. Je repartis tranquillement, roulant prudemment à gauche, et j'atteignis finalement l'immeuble où était situé mon bureau, déjà épuisé par les péripéties de la journée, auxquelles, sans vouloir me l'avouer, je ne comprenais rien.

 

Je passai devant le bureau de ma secrétaire, qui m'apostropha au passage :

 

M. Telfer! M. Telfer! Votre client vous attend dans votre bureau depuis plus d'une demi-heure! Vous savez, ce représentant de Microsuyuka!
Bien évidemment, j'avais complètement oublié.
Au pas de course, je me précipitai vers la porte de mon bureau.
Qui refusa de s'ouvrir. J'avais beau tourner la poignée dans tous les sens et tirer la porte de toutes mes forces, celle-ci refusait obstinément de pivoter sur ces gonds. Et pendant ce temps, mon client, ce client qui aurait pu me faire conclure la plus grande affaire de ma carrière, attendait encore à l'intérieur. De désespoir, je donnai un violent coup de pied dans la porte... qui s'ouvrit vers l'intérieur d'un coup sec, assommant net mon client japonais à qui la poignée arrivait à la hauteur du front.

 

Je restai pétrifié, stupéfait. La porte de mon bureau ne s'était jamais ouverte vers l'intérieur!

 

Mais bon sang, que m'arrivait-il? Qui était le tordu qui s'amusait à tout foutre à l'envers? Quel phénomène physique pouvait expliquer que toute chose s'inverse lorsque je l'approchais? Cette fois, j'eus beau me creuser les méninges, je ne trouvai aucune réponse satisfaisante.
Au bord de la panique, je passai en coup de vent devant ma secrétaire ébahie, déboulai les escaliers (pas question de prendre l'ascenseur, il pouvait aussi bien décoller vers la Lune avec moi à son bord), et courut jusqu'à chez moi, un bon dix kilomètres que je fis en moins de vingt minutes. Mais devant mon logement, je m'arrêtai : quelque chose d'autre me semblait étrange. C'est alors que je réalisai que le Soleil ne se levait non pas à l'est, mais bien à l'ouest!   

C'était trop pour moi. Terrifié par ce monde qui ne semblait plus le mien, je m'engouffrai dans mon appartement et me blottit dans un coin, souhaitant que le monde entier m'oublie.

 

Plusieurs heures passèrent.  

Puis, dans l'obscurité croissante, j'entendis un bruit. Quelqu'un venait d'entrer dans l'appartement. Je me levai tant bien que mal, ankylosé par toutes ces heures d'immobilité.

 

L'inconnu avançait à pas réguliers vers moi. Son regard croisa le mien. À cet instant précis, je fus complètement paralysé, privé semblait-il de toute volonté propre. J'eus l'impression qu'une force surnaturelle m'obligeait à avancer moi aussi vers lui, à répéter ses moindres gestes.

 

Ce n'est que lorsque je ne fus plus qu'à quelques centimètres de son visage que je remarquai qu'il était mon sosie parfait. À un détail près. Les lettres « Tommy Hilfinger » brodés sur le devant de sa chemise étaient parfaitement lisibles et bien à l'endroit.

 

Puis, il parla, et il me sembla que ces paroles sortaient en même temps de ma propre bouche. Il dit simplement : « Je crois qu'il est temps que tu retrouves ta place. » 

Il fit un pas de côté, puis un autre, et encore un autre. Et moi, à ma grande horreur, je n'avais d'autre choix que de le suivre, comme un fantôme attaché à ses pas, sans pouvoir rien dire ni rien faire.

 

Nous arrivâmes dans la salle de bains, puis je me sentis passer à travers de ce qui me sembla être un rideau d'eau. Je pensai d'abord que mon mystérieux sosie m'avait entraîné sous la douche. Mais tout de suite, mon esprit chassa cette hypothèse : la douche était située au coin opposé de la pièce.
Non, l'endroit où j'étais maintenant était là ou devait se situer... le miroir.

Je réalisai soudainement que j'étais dans le miroir.
Mon double me sourit, sourire que je ne pus qu'imiter, à l'envers...

 

 

MARC-ANDRÉ GARDNER

 

Programme P@scal

 

 


 

« Les Lamentations »

Je renonce à la tisane que je prends chaque soir. Je n’en peux plus. Depuis mardi que nous sommes ici. Deux jours que je suis arrivé à notre maison de campagne et la confection de la boisson m’exaspère. L’eau, de couleur rouille et fortement souillée, dégage une odeur de souffre et de pourriture écoeurante. Ce n’était pourtant pas le cas lorsque nous avons emménagés ici quelques mois auparavant. Je me vois donc obligé de faire bouillir l’eau chaque fois que j’en ai besoin. C’est une terrible perte de temps! Au moins, pour une fois, du temps, j’en ai. Je suis enfin en vacances pour deux semaines. Loin de l’hôpital, loin de la ville. J’ai même débranché le téléphone. Je veux que personne ne puisse me rejoindre et me demander d’entrer d’urgence pour une opération. J’ai enfin la sainte paix!

Mon épouse reste ici la majorité de l’année. Elle adore cette maison. Ici, elle peut s’adonner à son art sans que personne ne la dérange. Peintre, elle se spécialise dans les portraits. Les visages de ses modèles ornent tous les couloirs de la maison. L’effet a l’avantage de nous faire sentir moins seuls dans cette grande demeure isolée du monde.

Ce soir-là, je suis brusquement tiré du sommeil par d’étranges bruits. J’entends de forts sifflements ressemblants à des lamentations, des gémissements peut-être, provenant de l’extérieur de la chambre. Je m’assois dans le lit. Ma femme est absente. Je ne suis pas surpris ; elle doit s’être levée pour aller peindre. Je me frictionne le visage de la main. Le vent, certainement. Puis je me retourne pour vérifier par la fenêtre le temps qu’il fait. Étrangement, dans la noirceur moite de juin, les feuilles du saule pleureur dominant le jardin restent inertes. Pas la moindre brise. Je me recouche en concluant que mon imagination me joue des tours, que j’ai l’ouïe trop sensible lorsque je dors, que ce que j’ai entendu n’était probablement qu’un courant d’air dans la maison.

Le lendemain, après une des pires nuits de ma vie due à ces courants d’air qui n’avaient cessé de perturber mon sommeil, je descends, chiffonné, à la cuisine. Je fais bouillir de l’eau pour le café comme je le fais chaque matin. Je m’assieds à la table et je commence à lire le journal. En première page, on annonce la disparition d’une adorable fillette de sept ans, une promesse de récompense accompagnant sa photo en dessous du gros titre. J’ai pitié de ses pauvres parents. Leur photo, juxtaposée à celle de l’enfant, les montrent éplorés et larmoyants.

La bouilloire émet alors un son strident et très agressant pour les oreilles, me tirant de mon état de compassion. Je me lève pour débrancher l’appareil et me verser une tasse d’instantané. C’est à ce moment que ma femme entre dans la cuisine avec un large sourire. Elle me présente le fruit de ses travaux nocturnes. Je m’émerveille encore une fois de voir à quelle vitesse elle peut réaliser ses oeuvres. Je m’approche d’elle, je lui donne un baiser sur la joue et je la supplie de me faire voir la toile. Elle me demande de reculer afin de mieux admirer. Je m’assieds près du comptoir et elle me montre ce que toute la nuit elle s’est efforcée de peindre. Mon cœur fait trois tours. C’est impossible. Comment a-t-elle pu? Pourtant le journal vient à peine d’être livré! Mon regard dérive sur la une du quotidien, puis sur le nouveau portrait de ma femme. Tous les coups de pinceaux donnés durant cette nuit ont servi à peindre le visage d’une fillette. La même fillette que celle annoncée disparue la veille…

C’est une coïncidence, bien sûr. Des petites blondes aux yeux bleus, on en voit tous les jours. Ou bien, elle doit connaître cette petite et je ne suis pas au courant. Je préfère ne pas lui en glisser mot pour le moment. Si j’ai raison et qu’elle a un quelconque lien de parenté avec l’enfant, elle aura le cœur brisé en apprenant sa disparition. Je décide de brûler le journal et d’oublier l’épisode. Dans le pire des cas, elle apprendra la disparition de l’enfant bien assez tôt.

La nuit suivante, les bruits du vent s’amplifient. Je ne comprends pas pourquoi ma femme ne se réveille pas. J’essaye d’attraper mes lunettes sur la table de chevet, mais elles sont tombées sous le lit et je n’arrive pas à mettre la main dessus. Embrouillé de myopie, je sors de la pièce, me souvenant d’une dose de somnifère, au fond de la pharmacie. Si je veux bien terminer la nuit, j’en aurai besoin. Plus j’avance et plus ces sifflements résonnent dans ma tête. Ils sont de plus en plus forts. C’est alors que je passe devant le seul et unique paysage que ma femme a peint, juste après notre déménagement. Celui du puits de pierres, juste derrière la maison. Pourtant, lorsque je me mets à le regarder, il me semble y voir des ombres inhabituelles, d’étranges formes humanoïdes qui me fixent. Un éclair retentit, et l’espace d’une seconde, je vois, en pleine clarté, tous ces visages peints dans les couloirs, réunis autour de ce puits. Mais tout est flou et le noir revient. J’ai les yeux fatigués, sans lunettes, et le sommeil m’embrume le cerveau. J’hallucine… J’avale mes pilules sans eau et je retourne me coucher aussitôt. J’arrive à me convaincre que j’ai rêvé. Enfin, c’est ce que j’espère, mais j’en suis de moins en moins sûr…

Le même scénario persiste toute la semaine. Je dors de moins en moins. Ces foutus courants d’air deviennent insupportables et je commence à me demander si je ne deviens pas fou avec ces histoires d’ombres qui murmurent dans les tableaux. De plus, je commence à me déshydrater. Avec la fatigue qui s’accumule, je m’affaiblis et j’en ai perdu l’envie de faire bouillir de l’eau pour me désaltérer. Je bois parfois un peu de jus, mais je n’ai plus faim ni soif de toute façon.

Le lundi suivant, au petit matin, n’ayant toujours pas trouvé le sommeil, je repose dans un état végétatif sur une chaise abandonnée dans le couloir, un verre vide à la main. Je fixe cette toile, ce paysage sans le moindre personnage. Soudain, j’ai l’idée d’aller vérifier dans le puits cartésien de la cours ce qui peut bien donner une telle couleur et un goût si âcre à mon eau. Je sors en pyjamas, mon verre toujours à la main, me demandant pourquoi je n’y ai pas pensé avant.

Je croise ma femme, qui se retourne sur mon passage. Elle me demande où je vais, et je lui réponds. Son regard devient froid une seconde, du moins, il me semble, mais il reprend vite sa douceur habituelle. Elle propose de m’accompagner, et j’accepte. Je ne me doute pas alors que ce soir, elle peindra un autre portrait, celui de Vincent Dupuis. Le mien.

 

CHARLÈNE LALIBERTÉ

 

Programme P@scal

 

 


 

« Nous étions vendredi... »

J'étais dans la vingtaine. Oui, c'est cela, j'avais vingt-huit ans. Je possédais un certain charme, tout en n'étant ni beau ni laid. J'étais ce qu'il y avait de plus normal. J'avais une femme, deux enfants, des amis et bien sûr une maîtresse. Je me rendais au bar tous les samedis soirs et jouais au poker tous les mercredis. Je rencontrais mon amante tous les mardis à quatre heures en sortant du bureau et sortais avec ma famille le jeudi pour aller souper et ensuite voir un film au cinéma (les entrées sont moins chère le jeudi...). Bref, je menais une vie tout à fait normale dans une ville tout à fait normale. Mon nom même était normal...Mon nom sera donc, pour les quelques minutes de lecture qu'il vous reste, Robinson.

Je m'étais disputé cette soirée-là avec ma femme. Cette situation s'était produite à quelques reprises dans le dernier mois: elle commençait à se douter que j'avais une maîtresse, notamment en raison de nos dépenses qui ne faisaient que croître sans raison... Après notre match de boxe, j'étais monté dans la voiture pour rouler le plus rapidement possible au bar du coin, même si nous étions un vendredi...Un ami m'avait raccompagné à la maison, j'étais ivre à ne plus être en état de marcher, alors encore moins de conduire! Je n'avais même pas escaladé les marches pour aller dormir en haut, je m'étais assoupi sur le divan en lisant un bouquin de ma femme écrit par un certain H.G. Wells. Je n'arrive plus à me rappeler le titre mais ce n'est qu'un détail.

Le matin venu, je me suis réveillé le premier en raison du soleil et des rideaux ouverts. Je me suis lavé, j'ai enfilé des vêtements propres et quand je suis descendu, ma femme était là, préparant le petit déjeuner. Je l'ai saluée, je l'ai embrassée et je l'ai serrée très fort en lui chuchotant des mots doux à l'oreille, sans réponse. Elle ne m'avait pas pardonné la dispute de la veille. C'était compréhensible, ni elle ni moi n’y étions allé de main morte. Je suis donc retourné sur le canapé m'étendre pour soulager mon intense mal de tête. Après quelques minutes, je me suis levé et suis allé téléphoner à un ami: il fallait tout de même que j'aille recueillir ma voiture au bar du coin! Hélas, des problèmes de communication m'ont empêché de pouvoir lui parler. Lorsqu'il a décroché le combiné, je l'entendais mais lui ne recevait pas mes paroles. Ce n'était pas si grave, il m'était déjà arrivé par le passé des événements semblables. Je me suis donc rendu à pied à la taverne, ce n'était pas si loin après tout. Vingt-cinq minutes plus tard, j'étais devant ce qui devait être l'emplacement de mon automobile. Mais par je ne sais quel hasard, elle ne s'y trouvait plus. J'aurais dû dormir dans le véhicule, il ne se serait pas fait remorquer!

De retour chez moi, fatigué comme un paresseux, l'envie m'a pris de boire un café. C'était bizarre, je ne buvais jamais de café. Pour rendre les choses un peu plus normales, la cafetière n'était plus à son endroit habituel. Elle devait être brisée et m'a femme avait dû l'envoyer chez le réparateur. Je n'en ai pas fait un cas. Surtout que j'avais la maison à moi seul car mon épouse était partie avec les enfants, c'était du moins la conclusion que le silence agité de la maison m'a laissé croire.

Je n'avais donc rien à faire et j'ai décidé d'aller dormir en attendant le retour de ma famille. À mon réveil, il n'y avait toujours personne dans la maison. Pis encore! Je m'étais fait cambrioler. Ma gigantesque télévision soixante pouces s'était volatilisée avec le système de son! Je n'arrivais pas à y croire. J'ai donc appelé la police, mais sans réponse.  Je suis donc sorti de ma demeure pour me rendre au poste de police le plus près. Même si nous étions dimanche, il ne pouvait pas être fermé.

Arrivé au poste de police...je ne devrais pas dire ça car en fait il n'y avait plus de poste de police. Disparu. Envolé. Volé. Je ne sais pas. Il n'y avait plus d'explications. Plus de vol, plus de machine brisée, plus de fourrière. Non. Je me suis alors mis en marche vers la résidence d'un copain. À l'intérieur de sa maison, rien. Il n'y avait personne et aucun objet non plus. J'ai fermé les yeux un instant. C'était un de ces clignements qui durait une éternité. Un de ces clignements qui permet généralement de faire le point. C'est toutefois le contraire que celui-ci m'a apporté. J'étais rendu au milieu de la rue. Plus de maison. Il ne m'en a pas fallu plus pour commencer à m'inquiéter. Ma situation ne cessait d’empirer. Il ne m’a pas fallu plus de cinq clignements d’yeux pour me retrouver nulle part…Je me suis retrouvé là où je me trouve présentement. Un endroit où il fait chaud et froid, où le silence est bruyant et où toutes les couleurs sont en symphonie pour finalement n’en former aucune. Ce n’est pas noir, ce n’est pas blanc…Ce n’est rien. Je suis dans un vide rempli de tout. La température du milieu m’apporte le bien-être d’une plage mexicaine et le malaise de la Sibérie.

Sans en être sûr, je dirais que cela doit bien faire quatres jours que je flotte dans cette gravité à la fois lunaire et pesante où le temps est superficiel. Mes déplacements sont aussi involontaires que mon immobilisme. Bref, je continue de vivre ma vie comme je l’ai toujours vécue…

Et voilà qu’une voiture vient d’apparaître au loin…

 

LOUIS VERREAULT-JULIEN

 

Programme P@scal

 

 


 

 

HIVER 2008

 

 

 

« saisir le titre de l'article ici »

Publié le :  2 juin 2006 / 22h32

Alors voilà.

Je me présente, Conrad Loubière, étudiant à temps plein, blogeur à temps partiel. Je n’écris pas pour être lu, encore moins pour être apprécié. En fait, je m’en fous éperdument. Pour moi c’est le seul moyen de laisser ma trace, de me prouver que j’existe, non pas que je doute de mon existence, j’ai seulement la vague impression que ma vie tourne en rond depuis un peu trop longtemps.

Bref, c’est ici que je vous raconterai ma vie.

 

***

 

Publié le :  3 juin 2006 / 17h23Il m’est arrivé un truc marrant aujourd’hui. En fait l’utilisation du terme «marrant» est peut-être un peu déplacé, car ce n’était pas drôle, mais plutôt d’une bizarrerie assez intense. Je sais que cela peut presque paraître commun, voire banal, mais je n’ai jamais eu d’impression de déjà-vu aussi forte que celle que j’ai eue au cours de cette journée. C’est comme si je l’avais déjà vécue, pourtant elle semblait si particulière. C’est absurde, je sais, mais c’était tellement intense!  De plus, depuis exactement hier, journée où ce blogue fut conçu, j’ai un besoin incessant d’écrire, et ce, constamment.  J’en ai évidemment parlé à mon meilleur ami, mais connaissant ma –très légère- tendance à être -quelque peut- cyberdépendant, il m’a tout simplement, après m’avoir ris au nez, dit que ça devait être parce que je passais trop de temps sur Internet. Que cela me déconnectait de la réalité. Bref, ce n’est pas auprès de lui que j’aurais eu une quelconque réponse! Moi, cyberdépendant! Voyons donc! Je vais lui prouver, moi, que je suis cyberdépendant!

 

***

 

Publié le : 4 juin 2006 / 11h48Bon. Je dois avouer que c’est avec une certaine surprise que je n’ai su résister au besoin de venir écrire sur mon blogue pour plus d’une journée. J’avais décidé de ne pas venir écrire, histoire de  me prouver que je pouvais résister, mais j’ai cessé d’y penser un tout petit moment et me voilà encore ici. Je crois que j’ai besoin d’une cure.

 

***

 

Publié le : 5 juin 2006 / 1h48Je n’ai pas écrit hier et je n’en peux tout simplement plus. La pensée d’écrire m’a obsédée toute la journée. Je n’avais plus faim, j’étais morose, tout me déplaisait, je ne pouvais plus dormir, j’avais l’impression de me perdre, de manquer quelque chose, de m’empêcher de respirer. On dirait que quand je n’écris pas c’est comme si je me laissais disparaître, comme si j’abandonnais quelque chose. C’est la première fois qu’une telle chose m’arrive. Pourtant je n’ai jamais eu l’âme d’un écrivain, et puis, je ne comprends pas comment cela a pu devenir un besoin si viscéral pour moi, car je n’ai jamais rien ressenti de tel.Ça me rend malade.

 

***

 

Publié le : 5 juin 2006 / 12h45Je crois que la création de ce blogue est la pire idée que je n’ai jamais eue de ma vie. Si je pouvais seulement retourner dans le temps pour ne pas répéter cette erreur, je donnerais tout, mais combien de fois dans notre vie on se dit cela! Pour ma part, je me le suis sûrement dit des centaines de fois!

 

***

 

Publié le : 5 juin 2006 / 15h02Pourtant… Pourtant on dirait que le problème ne provient pas d’ici. Car j’ai tout de même l’impression d’aller mieux quand j’écris. Mais… Cette situation est tellement FRUSTRANTE!   Je suis bon pour l’asile voilà tout. Je dois avoir un problème d’identité ou de ne je sais quoi, quelque chose doit mal fonctionner dans ma tête, je ne vois pas d’autre explication.

 

***

 

Publié le : 5 juin 2006 / 21h31Ah! «Vous avez un nouveau commentaire»Voyons ce que la population internaute pense de ma situation. D’accord… Il me semble que… Non… 

 

***

 

Publié le : 5 juin 2006 / 23h59Souviens-toi, souviens-toi, souviens-toi mais de quoi!!! J’ai réellement l’impression de passer à côté de quelque chose. Mon Dieu! Je sais! Je me souviens! Mais quelle heure est-il! QUOI! Non!Il est trop tard ………Il arrive………………………………...

 

***

 


 Publié le :  2 juin 2006 / 22h31

Alors voilà.

Je me présente, Conrad Loubière, étudiant à temps plein, blogeur à temps partiel. Je n’écris pas pour être lu, encore moins pour être apprécié. En fait, je m’en fous éperdument. Pour moi c’est le seul moyen de laisser ma trace, de me prouver que j’existe, non pas que je doute de mon existence, j’ai seulement la vague impression que ma vie tourne en rond depuis un peu trop longtemps.

Bref, c’est ici que je vous raconterai ma vie.

 

 

 

CAROLINE BERNARD

 

 


 

 

« L'inconnu est à nos portes »

À ceux qui vont entendre cet enregistrement

Il est présentement une heure du matin.  J’ai l’impression que la maison va tomber tant qu’il vente.  Cela fait plus de deux jours que Mère Nature est déchainée.  Mais l’orage semble plus intense qu’hier.  Le bruit est tellement fort qu’il me fait trembler.  Il m’a sorti de mon rêve qui est maintenant rendu obsessionnel.  Chaque fois, je vois mon père qui m’appelle et qui me prend dans ses bras.  Or, cela fait plus de dix ans qu’il est disparu et que je n’ai jamais su pourquoi.  Il était une partie de moi et il m’appelait « mon petit Pierre-Paul ».  J’ai toujours voulu le retrouver et ça m’obsède.

À une heure et quart, on sonne à la porte et malgré ma grande fatigue, je vais ouvrir.  Il n’y a personne, sauf les silhouettes des arbres qui dansent en suivant le vent.  Je me dis alors qu’il faut être écervelé pour sortir en pleine tempête!  Lorsque je remonte l’escalier on sonne et quand j’ouvre, encore rien.  Ça doit être les deux dernières nuits, où je n’ai pas dormi, qui me font délirer.  De plus, j’ai un énorme mal de tête.  Mais c’est lorsque je suis en haut, près de ma chambre, que l’on sonne pour une troisième fois.  Je descends alors l’escalier en furie et lorsque j’ouvre la porte, il y a une enveloppe.  Je la prends, l’ouvre et regarde ce qu’elle contient.  Il y a un itinéraire à suivre et il y a l’inscription « Si tu veux vraiment savoir ».  

Après la lecture de ces mots, je décide d’aller m’habiller pour me rendre là où cette carte va m’emporter.  Je prends alors mon cellulaire pour raconter ceci à ma mère.  Mais je change d’idée, car elle va me croire réellement fou.  Dès que j’entre dans l’auto, celle-ci se déplace toute seule et me mène droit où je dois aller.  Elle m’amène à la vieille maison familiale qui avait jadis appartenu à mon grand-père.  Je me rappelle que c’était un endroit très sombre, même le jour.  Elle me semble délabrée et plus que je m’en approche, plus l’odeur de la moisissure me monte au nez.  De l’extérieur, on peut croire que le toit va tomber à tout moment.  C’est lorsque je suis dans le hall d’entrée que cette demeure me semble la plus hideuse.  J’allume ma lampe de poche et au même moment que le tonnerre gronde, la porte se ferme brusquement.  Je n’ai même pas le temps de me retourner que ma lampe de poche s’éteint.  Je prends alors mon cellulaire pour m’éclairer et pour voir le chemin sur la carte.  On dirait que je ne suis pas seul dans cette maison et je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie.  Je tremble, je ne vois presque rien, je suis fatigué et mon mal de tête est insupportable.  J’essaie de penser comme un homme de 18 ans, mais je n’arrive pas à trouver une réponse rationnelle à cette histoire.  Plus j’avance dans cette maison, plus l’atmosphère semble être lourde et les débris sont de plus en plus présents.  J’entends soudainement un son. On dirait que c’est le sifflement de mon père.  Il semble venir du troisième étage.  Il y a effectivement de la lumière en haut.  Je me sens alors attiré par cette lumière étrange où se trouve mon père.  Je monte l’escalier qui va m’apporter du rez-de-chaussée vers cette source lumineuse.  Je crois apercevoir des marches manquantes qui sont un peu plus haut.  Il faut faire attention dans cette maison en ruine…

 

 

 

***

 


Trois jours plus tard, les policiers trouvèrent Pierre-Paul.  Il était mort d’une chute de deux étages et à moins d’un mètre de lui, sous l’escalier, se trouvait son père Paul décédé dix ans plus tôt d’une mort similaire.  Tous deux avaient une carte dans leurs mains, une carte vierge sans aucune indication…       

 

DAVE GAIGNARD

 

 


 

 

« Evanescere »

L’âme en paix, je déambule par les sentiers d’une forêt d’été. Un doux zéphyr caresse mon visage, et le souffle d’Éole, en effleurant un dédale de feuilles et des branches, semble murmurer mon nom : « Vanessa… Vanessa… ». À cette pensée singulière, ma raison soulève une objection, et l’absurdité de cette hallucination auditive doublée de la connaissance assurée que nous sommes en plein hiver canadien suffit à me convaincre de la nature rêvée des évènements qui semblent pourtant si réels. Surprise que cette révélation ne me tire guère des bras de Morphée, je poursuis ma ballade qui s’annonce déjà moins paisible. Étonnamment, les arbres semblent se dépouiller au gré de mes pas. M’orientant plutôt vers le couchant, je suis bientôt subjuguée par le parfum d’une rose des bois ; je cueille la fleur fragile et promène mon regard alentour. À ma plus grande stupeur, la clairière inondée de soleil dans laquelle je croyais me trouver n’est plus – ou n’a toujours été – qu’une sombre tourbière, hôte de racines chétives, de serpents noueux. J’étouffe un cri de douleur ; les épines de la rose sont fichées dans ma paume, alors que la fleur elle-même n’est plus que quelques pétales fanés qui se mêlent aux perles de sang dans le creux de ma main.

Ma vision s’embrouille. Cendres florales et sang ne font plus qu’un à mes yeux, alors que ma conscience perd pied et trébuche. Tout autour de moi semble se défiler… je m’éveille.

Couchée sur une pierre froide, je tente de chasser de mon esprit les résurgences de sommeil. L’odeur caractéristique du blé avant la moisson d’automne m’indique que je suis dans un champ qui ne me rappelle en rien le mien. Je me redresse aussitôt, alerte, mais la brume flottante restreint ma vue, me contraint au mouvement. À l’aveuglette, je ne fais pas deux pas que mes pieds butent contre quelque obstacle et s’entaillent contre quelque lame. J’ai du mal à y croire, mais le brouillard est si épais que je dois m’accroupir pour juger de ces deux objets : une pierre tombale et une faux. Dégoûtée et ébahie par ce décor macabre, je prends mes jambes à mon cou et cours jusqu’à ce que mes poumons me semblent consumés. En proie à une douleur rivalisant ma terreur, je pose mes mains sur mes genoux ; mon regard, hagard, se perd dans le brouillard.

Mes sens s’engourdissent, la brume nébuleuse enveloppe ma conscience et les illusions qui, un instant à peine, semblaient si palpables s’estompent en fumée… je m’éveille.

Je ne sens plus mes pieds… ils sont trempés dans un fleuve glacé, d’un noir si mat que les profondeurs semblent suinter quelques ténèbres. Gagnée d’une douce peur, je recule vers la berge alors que mes pas et mes yeux cherchent un appui tangible. En vain. Les pierres, glissantes malgré l’absence absolue d’un vent susceptible de porter des vaguelettes, sur ses ailes, jusqu'au sombre rivage, miroitent fadement un ciel sans astre. Mais d’où provient donc la moiteur des galets ? Est-elle vestige d’une marée qui aurait léché ce sombre rivage en une époque où la lune trônait dans le firmament nocturne, ou bien témoigne-t-elle d’un déluge de naguère ? Ma silhouette nue se dresse au milieu du néant, et déjà je sens la terre ferme vibrer, tourbillonner et disparaître derrière ma tête nue. En cet instant ultime, tout près, j’aperçois une barque amarrée que la noirceur environnante avait sans doute tapie à mon regard, et pressée par le maelström du vide, m’engageai sur les flots imperturbables.

Mais ma tentative de traversée est illusoire, car aussitôt le fleuve s’évapore et je  bascule dans un nouveau cycle de cet entrelacs infernal de songes… je m’éveille.

Dans une cabane en bois rond qui m’est vaguement familière, je grelotte de froid. Au-delà de la fenêtre brisée, il pleut des morceaux de nuages qui papillonnent dans l’éther avant de s’écraser aux côtés de leurs confrères flocons. Ces franges nébuleuses entrent en une bourrasque et tourbillonnent tout autour de moi. Il fait si froid. Je ne sens déjà plus mes doigts. Il faut agir. Je renverse tous mes bidons. Je suis tout engourdie et mes perceptions se désistent progressivement, se moquant de mes essais désespérés pour les rattraper. Évanescence. Seul mon odorat m’est encore fidèle, véritable quintessence des sens. À plein nez, une odeur d’essence. Avant que le froid ne me maîtrise entièrement, je trouve la force de gratter une allumette.

Je suis entouré de feux et fumées, mes yeux transpirent, ma peau pleure. Les flammes dansent lascivement devant mon regard perdu, brûlant mes sens, étouffant ma conscience.

 


Je m’endors.

 

JULIEN ROY-TALBOT

 

 


 

AUTOMNE 2008

« Regarde, c'est Pierre... »

Regarde! C’est Pierre…

Tout commença un vendredi matin, alors que Pierre Tremblay partit pour aller travailler. Pierre était un employé ordinaire d’une grande entreprise. N’ayant pas de trait caractéristique, il passait généralement inaperçu. Pierre prenait l’autobus comme la plupart des personnes de sa banlieue. Confondu dans une petite foule anonyme qui attendait l’autobus, il lisait son journal quand soudain une femme lui demanda s’il était bel et bien Pierre Tremblay. Il répondit par l’affirmative et la femme, l’air joyeux, lui dit qu’elle était enchantée de le rencontrer en personne. À l’arrivée de son autobus, il se retira poliment de la conversation. Tout en prenant place dans l’autobus, Pierre se demanda qui pouvait bien être cette femme… Probablement une cousine éloignée, se dit-il. Se disant qu’il n’avait aucun indice sur son interlocutrice, il décida de mettre de côté cet évènement et de retourner à sa lecture.

 

Plus tard dans la journée, durant sa pause du dîner, Pierre alla au café près de son bureau comme à tous les vendredis midis. À son entrée, le propriétaire l’accueillit et lui dit de choisir la place qu’il voulait. Il prit place près de la fenêtre, au milieu des habitués du café, dont il faisait partie. Ceux-ci lui jetèrent un regard, puis retournèrent à leurs conversations.  Il dîna tout en regardant les gens marcher dehors. Tout était tranquille, jusqu’au moment où trois adolescents qui marchaient sur le trottoir remarquèrent Pierre. Ils s’arrêtèrent et commencèrent à parler tout en lui jetant de brefs regards de temps en temps. Pierre, qui les avait remarqués, commença à se poser des questions. S’était-il sali en mangeant? Avait-il oublié de se coiffer? Son heure de dîner étant presque finie, il décida qu’il était temps pour lui de retourner au bureau. Il n’avait pas fait trois pas dehors que les trois adolescents s’approchèrent avec un air hésitant. Arrivés à la hauteur de Pierre, ils lui tendirent un calepin et un stylo. Ils lui demandèrent un autographe. D’abord surpris par cette demande inattendue, il pensa aussitôt que ceux-ci voulaient lui jouer un mauvais tour. Étant pressé de retourner au travail, il se dit qu’il n’avait pas de temps à perdre et il refusa, laissant les adolescents déçus derrière lui.

 

En fin de soirée, alors que Pierre retournait chez lui en autobus, il commença à somnoler sur son banc. Petit à petit, il se sentit observé. En regardant les personnes autour de lui, il lui sembla que plusieurs le regardaient plus ou moins subtilement. Il commençait à être mal à l’aise. Il réfléchissait à ce qui pouvait attirer ces regards. S’était-il endormi? Et si oui, avait-il ronflé? Son habillement? Ou encore son apparence en général…? Finalement, Pierre se sentant fatigué, se dit que sa fatigue devait probablement lui donner de fausses impressions. De toute façon, pourquoi ces personnes le regarderaient-il particulièrement?
Arrivé chez lui, il allait entrer lorsqu’il vit que sa boîte aux lettres était pleine. Habitué de ne recevoir que quelques rares lettres, généralement de la publicité ou des dépliants des institutions bancaires, Pierre se demandait de qui pouvaient bien provenir toutes ces lettres. Il vit aux noms et aux adresses que ces lettres provenaient de partout au pays, de plusieurs personnes différentes. Cela devait être une erreur, mais il ne trouva pas une lettre ne lui étant pas adressée.
Se disant qu’il était déjà tard, il se dit qu’il verrait à cela le lendemain matin. Pour ce soir, il allait manger en vitesse et se coucher le plus vite possible.
Après avoir mangé, il alla se brosser les dents avant d’aller (enfin) dormir.
Pierre resta figé devant la glace de la salle de bain, son reflet… n’étant pas le sien.

OLIVIER CAMIRAND

 

 


 

« Regard perçant »

Vu la complexité de la mise en page de cette nouvelle, je l'ai laissée dans son format original et vous pouvez la consulter en cliquant sur le lien ci-dessous :


« Regard perçant »

HUBERT CARTIER


« 12 heures »

Douze heures, douze mortelles heures d’attente. Mon ixième café est déjà froid et j’ai franchement l’impression que cet aéroport pompe inéluctablement toute source de chaleur de tout corps s’y retrouvant. Bon, faisons le point : je suis fatigué, j’ai des maux de ventre, je suis courbaturé, les chaises d’aéroport, c’est vraiment très bien conçu, vous savez et, en plus, l’ambiance est à se demander si le temps existe. Je me passe une main sur le visage et examine les immenses baies vitrées de l’espace d’attente, qui sont presque entièrement enterrées sous la neige. Ah oui, j’oubliais de préciser : au-dehors C’EST LA TEMPÊTE DU SIÈCLE! Je suis coincé dans un petit aéroport du Nouveau-Brunswick, en escale vers Québec, alors qu’il y a moins d’une journée, j’étais à Marseille. Pourquoi je fais le voyage de retour? Parce que ma « bien-aimée » m’a jeté hors de notre chambre d’hôtel. Vous savez ce qui est le plus comique dans tout ça? Je vais probablement recevoir la facture des bibelots que ma femme m’a brisés sur le crâne. Autant dormir.

2 heures 34 minutes à ma montre et j’ai une très forte envie de trouver les toilettes. Après avoir repris ce qui me reste de conscience, je sentis de lourdes courbatures me rappeler la médiocrité calculée des bancs. Je m’assis et regarde la vitre qui, je l’espère bien, ne cèdera pas sous le poids grandissant de la neige. Direction les toilettes. Des néons frétillants baignent les toilettes pour hommes d’une lumière bleutée froide. Je me regarde dans le miroir pendant que je me lave les mains et évalu les dégats qu’un vase bien lancé peut faire. Mon pauvre nez. Je suis seul dans les toilettes et je me regarde dans la glace. Je suis seul un 24 décembre, dans un aéroport fermé pour la nuit. Génial! De retour dans l’espace d’attente, l’idée de me rassoir sur l’un de ces bancs me donne froid dans le dos. Je me dirige donc vers la porte du personnel donnant sur l’extérieur pour prendre de l’air pur. Les téléviseurs à l’intérieur de l’aérogare montrent la bonne température, mais omettent le facteur d‘humidité. Merde qu’il fait froid et on ne voit pas à 3 mètres! Au moins, l’air ici y est frais et il n’y a pas cette ambiance macabre. Je ne sais pas si c’est la fatigue, ce qui serait très probable, pourtant, une silhouette sombre semble se déplacer au loin dans le blizzard à, je dirais, 300 ou 400 mètres. Il semble y avoir des amateurs de sports extrêmes dans cette ville, mais bon, s’il meurt, ce ne sont pas mes affaires. Retour à mon siège. Cherchant dans mon sac de quoi pouvoir soutirer quelques denrées aux quelques machines distributrices de l’aire ouverte, mon regard se pose sur le livre que j’étais en train de lire dans l’avion. Passons le temps.

Je me suis assoupi, je crois, et mon cou me fait un mal de chien. J’ouvre un œil, mon livre est sur ma tête et je suis couché sur le côté. Mon dieu…  il y a un type dans la vitre. Il ne bouge pas et me dévisage. Je ne pense pas qu’il sache que je suis éveillé. Arrête de me fixer bordel! Et ses yeux… Il bouge. Il est parti. Ses yeux...

J’ai mal dormi. Je crois bien que c’était un cauchemar. C’était trop effrayant et trop étrange pour être vrai. Je regarde par la vitre. Rien. C’était bien un rêve. Bon, il n’y a pas que ça à faire, il faut que je mange.

Sprite ou jus d’orange? Jus d’orange. Hum… mon avion est à 8 heures, et il est 7 heures, au moins une bonne nouvelle. Avec tout ce qui m’est arrivé, je crois que j’aurais dû m’acheter un billet de loto avant le départ. Prendre l’air va me faire du bien, je crois. Je sors. C’est vraiment une tempête de malade. Ça n’arrête pas de tomber. Les nuages sont vraiment comme une purée de pois. Il n’y a pas moyen de voir le soleil qui se lève.  Bon, j’en ai marre de me les geler, donc je remballe.           

Ça fait 30 minutes que j’attends à la porte d’embarquement et toujours rien. Il faut croire que les vols rest… le mec est là. Il est sur la piste. Qu’est ce qu’il… il me regarde encore? Il me traque bon sens! Vivement que la tempête se termine pour que ce malade se tire. Encore heureux que les portes ne s’ouvrent que de l’intérieur.

Il est midi et le blizzard s’est calmé un tout petit peu, mais il neige encore. Hum… et le soleil qui ne se pointe pas. C’est à croire qu’il ne s’est pas levé tant il fait sombre dehors. Si les nuages cachent le soleil à ce point, cela signifie que je suis ici encore pour un bout de temps. Avec ce mec qui fait le tour de l’aéroport…  

J’ai encore envie. J’entame donc encore le chemin vers les toilettes. Devant le miroir, j’ai de plus en plus l’impression de voir un mec malade avec un teint pâle et des cernes monstrueux. Je me retourne vers les toilettes et entre dans une des cabines. Ah! Ça fait un bien fou. J’ouvre la porte et je vais me laver les mains. Je lève les yeux. Qui a fait ça? Il y a un graffiti immense sur les portes des toilettes… rien à comprendre. Attendez… Mais c’est écrit à l’envers... Un miroir, il me… il me faut un miroir…

«  Bonne nuit... Petit poisson »

3 jours que je suis là. Le constat? Personne à qui parler et un blizzard continu. Chose que je ne saurais expliquer... Tout ce que j’utilise la veille reprend sa place ou sa forme initial à mon réveil. Je suis caché dans les toilettes pour que ce malade ne me regarde pas...

2 semaines, je vais devenir fou...

1 mois... Il sourit...

je ne sais plus... Les jours… Toujours les mêmes… Toujours la tempête… Toujours ces yeux, ce sourire... Une porte... Il fait froid...

Dormir...

 


MAXIME DESHAYES

 

 


 

« Treize moins dix égale trois »

Vu la complexité de la mise en page de cette nouvelle, je l'ai laissée dans son format original, et vous pouvez la consulter en format .pdf en cliquant ci-dessous :


« Treize moins dix égale trois »

SYLVAIN GINGRAS-DEMERS


« Graves messages »

Cela faisait déjà 12 minutes que je courais sans arrêt sur ce petit sentier de gravier qui traversait le boisé longeant le lac. Toutefois, je ressentais encore l’angoisse et la panique qui avaient surgi en moi peu auparavant, dans l’atelier. Cet état de catastrophe était la raison de mon exercice : j’espérais qu’avec ma sueur s’évacuerait aussi mon insupportable stress.

 

Comment ne pas perdre un peu la boule quand apparaissaient sur un objet des gravures que personne n’avait pu faire? Ces messages ne pouvaient pas réellement avoir été laissés par quelqu’un. Non, j’avais acheté cette vieille chaise de bois à un antiquaire à peine deux heures auparavant, exempte de toute imperfection du genre, et je l’avais toujours gardée à l’œil depuis. Ces inscriptions n’avaient pas pu apparaître là de manière normale.

 

***

 

Préparant le recouvrement de cette chaise antique d’un vernis bien mérité, j’avais d’abord aperçu un banal « Salut » découpé sur le rebord du siège. Même si j’avais été étonné de ne pas avoir remarqué ce petit défaut avant d’acheter la chaise, j’avais presque souri en voyant ce court message : j’avais moi-même, étant plus jeune, laissé ce type d’inscriptions sur mes bureaux d’école. De toute façon, un léger coup de papier sablé m’aurait rapidement débarrassé de cette imperfection.

Lorsqu’un deuxième message était apparu, par contre, je n’avais pas pris cela à la légère. À peine avais-je eu le temps de me retourner pour empoigner un morceau de papier sablé qui m’aurait servi à estomper la première gravure qu’une seconde, beaucoup plus grosse cette fois-là, était apparue sur le dossier de la chaise! Même si « Salut » n’était pas un mot très effrayant, le voir apparaître sur un objet en sachant très bien que personne ne pouvait l’avoir écrit était plutôt déstabilisant. Si ce n’était pas quelqu’un qui l’avait écrit pendant un moment d’inattention qui n’avait de toute façon jamais existé, comment...

Effrayé par l’explication qui m’était alors venue en tête, j’étais sorti de l’atelier en vitesse. « C’est impossible! Une chaise ne peut pas... parler! Je dois m’être imaginé le message... Non, je l’ai bien vu gravé en gros caractères dans le bois. La chaise doit être possédée par un esprit... Suis-je en train de virer fou? » m’étais-je répété  au moins une cinquantaine de fois en tournant en rond derrière la porte de l’atelier. Quand j’avais cessé cet étourdissant manège, je n’avais toujours pas trouvé de réponses à mes questions, mais j’avais fini par prendre une décision : courir. Pas pour me sauver, mais pour remettre mon esprit troublé en place, comme je le faisais souvent, car, vraiment, à ce moment-là, je n’avais pas su quoi penser.

 

***

 

J’enchaînais donc de grandes enjambées à l’ombre des vieux feuillus qui bordaient le sentier. Lorsque le moment arriva, je ralentis le pas; j’atteignais enfin l’état qui me permettrait de mettre au clair ce qui m’était arrivé. La puissante endorphine libérée pendant mon intense exercice me débarrassait des sensations mêmes qui me rappelaient que j’avais un corps. Mon esprit se libérait alors de toute préoccupation extérieure; le bien-être généralisé et la clairvoyance résultant de cette délivrance m’auraient normalement propulsé dans de profondes réflexions philosophiques. Pour cette fois, par contre, la question à laquelle je tenterais de répondre serait d’un tout autre genre. Qu’est-ce qui s’était passé avec cette foutue chaise? Ça ne pouvait pas réellement être elle qui me parlait! On ne voyait ce genre de choses que dans les films. Peut-être avait-ce été un reflet, un effet d’optique, qui m’avait fait lire un message qui n’existait pas? J’avais été beaucoup trop pris de panique pour regarder la gravure plus d’une demi-seconde, période trop courte pour s’assurer de son existence. Ça pouvait aussi être les fortes vapeurs du vernis qui m’avaient étourdi. Ce genre de produits dégageait des composés volatils bien assez nocifs pour me causer des hallucinations.

Cette dernière explication fut celle que j’adoptai. L’atelier était plutôt petit et mal ventilé. Pas étonnant de s’intoxiquer dans ces conditions-là. J’étais bien stupide, François du Burin, ingénieur chimique, de ne pas y avoir pensé plus tôt! Lorsque j’arriverais chez moi, j’irais vérifier ma conjecture et je vernirais cette chaise pour de bon, sans oublier d’ouvrir la fenêtre, bien sûr.

Arrivé devant la porte de l’atelier, toutefois, j’hésitai à faire face à l’étrange objet qui pouvait, me semblait-il encore, m’attaquer dès que j’entrerais ou tout aussi bien m’attendre gentiment sur ses quatre pattes. Me ressaisissant, je tournai la poignée et je poussai la porte. Ma seconde hypothèse s’avéra correcte : la chaise reposait inanimée au milieu de l’atelier. Quant à la gravure qui m’avait terrifié, elle n’était plus là; je l’avais effectivement imaginée. La première inscription, elle, était-elle toujours là? Non sans être surpris, je dus admettre après avoir vérifié que je l’avais imaginée, celle-là aussi.

Une vingtaine de minutes plus tard, j’avais presque fini d’appliquer la première couche de vernis. Tout se passait à merveille : la chaise aux impressionnantes moulures prenait exactement l’allure que je désirais. Il ne restait plus qu’à... Ma pensée s’arrêta sec : « Aide-moi », affichait la chaise, comme si, en échange de s’être laissée vernir, elle attendait aussi quelque chose de moi. NON! Pas enco...Pourqu...Comm... À l’intérieur de moi, c’était le chaos : mon cerveau était incapable de supporter le torrent de questions affolées suscitées par le phénomène et cela résultait en une paralysie totale. J’aurais bien voulu crier mais je n’étais pas même capable d’entrouvrir les lèvres et cette impuissance à réagir ne faisait qu’amplifier mon affolement. Lorsque des centaines de messages se mirent à apparaître, s’inscrivant de façon désordonnée partout sur la chaise et à un rythme effarant, mon esprit, pris d’une panique maximale, succomba à cet assaut d’irrationalité.

Quand j’ouvris l’œil, j’avais gagné un peu en lucidité. Je semblais assis au milieu de  l’atelier, je ne pouvais voir aucune trace d’une quelconque chaise. Tout cela n’avait été qu’un simple cauchemar! Ce qui était bien réel, par contre, c’était mes muscles si atrophiés que je me sentais incapable de me lever debout. Quelle mauvaise idée j’avais eue de m’endormir dans une position aussi inconfortable! Au moment même où me venait cette pensée, ma femme apparut dans le cadre de porte. Elle ne semblait toutefois pas me voir. « Salut », lui dis-je pour attirer son attention. Ce message ne s’exprima pas par une onde sonore sortant de ma bouche mais par une inscription se gravant sur mon appui-bras droit.

 

MICHEL GOSSELIN-DELAGE

 


 

 

« Je me suis fait voler »

Je suis au milieu de ces gens. Des gens distraits, des gens concentrés, des gens qui n’ont pas l’air de comprendre pourquoi ils sont là. Je ne le comprends pas plus qu’eux.

L’échiquier est en place. Les pièces dans le temps avancent. Ce monde effréné dans lequel je vis saura-t-il atteindre un paroxysme pour cesser d’évoluer aussi vite ? Pour qu’un jour je puisse être capable de rattraper les moments perdus ? Je suis à la merci du temps, qui coule et qui s’égoutte à une vitesse fulgurante.

Dois-je nécessairement dire comment je suis? Absolument? Parfait. Je suis constamment à la recherche du temps. Le temps que j’ai perdu au cours de ma si jeune vie. Ce doit être pour cela qu’on me surnomme Aimé. Je suis une personne de conjoncture. Rempli d’intempéries, d’extrêmes. J’agis différemment de toute personne habitant cette terre, composant cette pièce où je suis. Cette pièce où j’écris cette nouvelle. Ou je bûche sur cette planche à dessin sur laquelle je ne fais aucun dessin, mais sur laquelle j’écris. Un texte insensé, me suis-je dit pendant un instant. Non, pas tant que ça. Il prendra tout son sens quand j’aurai trouvé l’inspiration, quand j’aurai décidé de lui donner une tonalité. Bien sûr, il est impossible de donner une tonalité à autre chose qu’à de la musique. Mais moi, j’arrive à en donner à mes textes. Ce qui confirme que je suis une personne agissant contrairement aux autres.
Nous sommes tous piégés dans le cycle du temps, tournant autour de l'axe des jours passés. Nous ne pouvons faire autrement. Je suis la première personne à vouloir retourner en arrière pour rectifier quelques petites proses que j’aurais écrites, que j’aurais essayées de faire et qui auraient été un désastre.
J’ai passé tellement de temps à écrire, tellement de temps à libérer mes pensées que je me vois en train d’accoucher de n’importe quoi. D’un ramassis d’idées qui ne font que se bousculer à la sortie de mes doigts, à la sortie de mon crayon. C’est simplement... L’axe des jours passés commence à tourner autour de son point central. Comme un tourbillon qui ne cesse de croître en mon intérieur.
Depuis que j’ai recommencé à écrire, une chose se produit je suis les mots que j’écris, je suis la musique que j’essaie de composer. La tête me tourne et se balance d’un côté à l’autre sans donner répit à mon cerveau qui, lui, cherche un sens à tout cela. Mon esprit s’est putréfié, est devenu de glace dans cette matière grise, dans l’espace de cet instant qui m’a semblé effroyable.
Je regarde autour de moi et ces personnes, ces gens qui semblaient si perdus et en même temps si concentré se sont tous retournés vers moi. Je ne suis pas en mesure de comprendre ce qu’il m’arrive. Mais je suis en mesure de dire que ces gens ne sont plus ce à quoi ils ressemblaient il y a à peine deux heures et du même fait que je ne suis plus la même personne.
Les gens n’ont toujours pas cessé de m’observer. Quant à moi, je les regarde. En fait, pour être juste, je les dévisage. Pour être encore plus honnêtes, ils ont tous cessé de bouger. Mais, qu’a-t-il pu se passer en l’espace de dix secondes ? Dix secondes où mon cerveau a cessé de fonctionner.
Je me lève et je vais observer. En plus de ne pas bouger, ces personnes n’ont plus la même physionomie, la même allure. Comme si le temps les avait figés sur place et leur avait donné dix ans de moins.
J’ai de la difficulté à bouger mes membres pour me déplacer d’une personne à l’autre.
Craquement de doigt de ma part. J’essaie tant bien que mal de les réveiller de leur torpeur, mais en vain, mes efforts presque surhumains ne sont pas récompensés. Un mal de dos m’assaille, mes doigts s’agrippent sur le dossier de cette chaise qui semblait si loin, mais était si proche. Blanc.
Combien de temps s’est-il passé? Trente secondes ? Je regarde ma montre, elle a cessé d’indiquer l’heure. Elle n’indique plus rien, même les minutes ne sont plus à leur place. Ces personnes si perdues et si concentrées ont recommencé à bouger. Je n’ai plus cette envie si présente et si forte de rester dans ce café.

J’essaie de retrouver mes esprits tant bien que mal et je m’approche du mur pour retrouver une plus grande force, pour être mieux supporté. C’est maintenant que j’observe le reflet de mon visage dans cette glace. Quarante années m’ont été données. Pourrais-je dire donner ? Non. Quarante années m’ont été volées. Comment cette incompréhension est-elle arrivée ?

Assaillie, déconcertée et atrophiée par cette découverte qui n’a pas droit d’être, je retourne à la rencontre de mon fauteuil de départ. Je remarque donc que l’histoire de ma vie est racontée sur cette planche à dessin, sur laquelle je n’ai jamais écrit quarante ans de ma vie et sur laquelle je n’ai jamais dessiné l’histoire d’une jeune fille à la recherche du temps perdu. Je me suis fait voler. Mais comment ?

 

SOPHIE LÉVESQUE

 

 


 

« Perte de temps »

Vu la complexité de la mise en page de cette nouvelle, je l'ai laissé dans son format original et vous pouvez la lire en format .pdf en cliquant sur le lien ci-dessous :


« Perte de temps »

CATHERINE MORIN


« Le huit mort »

Je laisse le sécurisant vrombissement du train me ramenant au bercail me bercer un infini moment avant de m’assoupir, calé confortablement dans le siège rembourré à outrance qui me sert de lit. Moi qui priais pour au minimum quelques heures de sommeil réparateur après huit jours à vendre bagues, chaînes et boucles d’oreilles de pacotille un prix de fou aux grands bijoutiers de Rome, voilà que les images paisibles de mes songes se mutent en de très désagréables montagnes russes. De la patinoire olympique d’où j’effectue moult triples axels et pirouettes périlleuses, je me retrouve violement projeté de tous les sens à bord d’une caravelle remplie de futurs naufragés. Mes yeux s’ouvrent sur un décor incompréhensible où lumière et noirceur ne font plus qu’une au travers des simagrées que met en scène l’éclairage du wagon. De la gorge de la femme en face de moi jaillissent un interminable hurlement ainsi qu’un jet carmin qui lui aussi ne semble jamais vouloir s’arrêter. Je suis un peu confus, où est mon café ? Et que me veut cette longue, longue, longue barre de fer qui me transperce l’estomac ?

L’air nocturne entre dans mes poumons comme une fléchette de glace sèche. Il me faut tâter plusieurs fois mon ventre avant de me convaincre que je ne suis pas mort. Quel cauchemar horrible… rêver que mon retour à la maison se passe ainsi, moi qui ai toujours eu une de ces phobies des trains ! Et quelle chance que l’on se réveille toujours avant de se voir complètement mourir dans ce genre de rêve, quel traumatisme cela aurait été juste avant mon prochain voyage ! Je prends un temps pour forcer mon cœur au retour au calme et souffler un peu. Ce n’est pas encore le matin, mais je ne crois pas pouvoir me rendormir de sitôt. J’enfile mes lunettes à écailles et je m’assois dans mon lit. L’horloge indique cinq heures et vingt-et-une minutes. Des bruits de pas me font sursauter.
—  Monsieur Chainé ? Tout va bien ?
—  Si, si, Tareile. Tu peux disposer.

Ah ! Voilà la servante italienne qui s’en mêle. (Puis-je noter qu’elle fait d’infects repas, pue la cigarette et n’arrive qu’à maintenir ma résidence à Rome dans le plus crasseux des états qui soit ? Dieu lui-même n’arrive pas à comprendre pourquoi je l’emploie toujours. Peut-être m’y suis-je plus attaché que je ne le croyais. MEEEEEEEEP !!!) Un klaxon au tintamarre démesuré me fait brusquement sursauter et je bondis sur mon siège, évitant de justesse la voiture qui vient en sens inverse et que j’aurais emboutie au virage si je ne m’étais pas fait sortir du sommeil à temps.
J’ai peine à y croire cette fois-ci. Tout ça, Rome, la servante italienne, le voyage en train que je devais faire dans si peu de temps pour retourner à la maison - où ça « à la maison » ? -, tout ça m’avait paru si réel ! Allons donc, moi vendre des bijoux à Rome ! Je réexpédie mon camion dans la bonne voie en me traitant d’imbécile. Somnoler au volant sur l’autoroute la nuit, quelle imprudence de débutant ! Déjà, les souvenirs du rêve étrange que j’ai fait s’estompent pour que je puisse utiliser l’intégralité de ma concentration à regarder la route noire défiler, elle et son l’interminable ligne jaune qui accompagne tous mes voyages. Dieu sait si elle s’arrête un jour ou si elle continue jusqu’à l’infini. Je m’allume une clope pour m’occuper les mains et la bouche. Le temps est long. Extrêmement long.

Le ronronnement de la

 

Ça tourne en rond tout ça.

 

cafetière préprogrammée à huit heures ne prend pas très longtemps à me tirer du sommeil.

Je me lève d’un bond. Je reconnais mon appartement, le manuscrit du manuel d’aviation que je suis en train d’écrire (« Techniques acrobatiques de vol par Dominick Chainé Durivage »), les photos de loopings spectaculaires sur le calendrier 2008 qui me fascinent autant, mon étui à verres de contact dans la chambre de bain juste en face... Tout ça, c’est à moi, c’est moi.

 

Oui, tout ça c’est la réalité. Enfin. Il faut que je me serve un café ou deux.

 

Je m’observe dans le reflet du liquide ténébreux. Le miroir rond de la tasse pleine me renvoie une image cernée. J’ai beau avoir la certitude que ce visage est le mien, cette série de rêves où j’étais autant sûr de qui j’étais me trouble. Suis-je encore en train de rêver ? Ça doit être le stress… oui… je donne mon premier cours de pilotage aujourd’hui… c’est certainement pour cette raison que j’ai été pris dans ces rêves en poupées russes toute la nuit…

 

Cours de pilotage ? Qu’est-ce que c’est que cette idiotie !? Je dors encore !? Oh, très bien, ce n’est pas si catastrophique, c’est seulement un peu troublant de ne le constater qu’à ce moment de la nuit. Maintenant que j’en suis conscient, je n’ai qu’à bouger un peu les doigts pour me réveiller.

 

Le décor reste le même. Je ne sens pas ma main frotter contre les draps. Allez… encore un effort… je n’ai qu’à essayer encore un peu pour m’enfuir de l’appartement de ce moi inconnu… Rien ne se passe. Je me sens un peu stupide. Je décide d’aller m’inspecter devant le miroir. Mes yeux sont grands comme des soucoupes, mes iris sont oranges, ma peau est grise. On dirait une obscure déformation de moi-même qui s’observe avec ironie. On dirait un mort.

 

Non, non, non… La brume envahit la salle de bain, la frontière entre la réalité et le rêve s’estompe encore plus. Et si tout ça était aussi valable, aussi réel que lorsque je suis éveillé ? Que suis-je dans cet autre monde aléatoire au juste ? Cet autre monde ? Quel autre monde ?

 

TchOuuuu tchOuuuu…

 

J’aurais du m’en rendre compte plus tôt. C’est peut-être le plus intangible de mes souvenirs, mais s’il n’y avait que ça de vrai… ?

 

TchOuuuu tchOuuuu…

 

Quel long voyage. Quel long repos. Je laisse le sécurisant vrombissement du train me ramenant au bercail me bercer pour l’éternité.

 

MARILYNE THIBAULT